Le Prince des Ténèbres a été réalisé dans des conditions très particulières. Après l'échec commercial et critique des
Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin, John Carpenter a voulu prendre ses distances avec Hollywood pour réaliser une oeuvre plus personnelle, dotée d'un petit budget. En outre, ce film s'inscrira a posteriori dans ce qu'il appellera la
Trilogie de l'Enfer, qui contient également
The Thing et
L'antre de la folie. Malgré de tels arguments, mon avis est mitigé.
Pour. Au niveau théorique, le film est très intéressant : un prêtre fait la découverte ahurissante d'un manuscrit faisant état d'un anti-dieu, dont le fils serait prêt à naître dans notre dimension matérielle. De nombreux étudiants en science aux disciplines diverses sont alors convoqués par le prêtre, afin d'essayer de comprendre de quoi il s'agit : théologie, mécanique quantique (thèse essentiellement reprise : la réalité n'est pas statique ou définitive, mais change en fonction de l'observateur), philosophie, biologie, paranormal ... Bref, l'origine du mal concernerait une zone à la frontière de la religion (foi) et des sciences (démonstration). Ce prêtre et le chef du projet de recherche scientifique, malgré leurs différences dogmatiques (l'un croît en Dieu, l'autre en la matière), partagent un point commun : le doute par rapport au bien-fondé de leur domaine propre. Selon eux, la réalité ne paraît pas ce qu'elle paraît être, et donc, sans renier leur foi en ce qu'ils croient, sont prêts à découvrir la vérité de l'autre côté du miroir.
L'explication du mal ou de l'anti-matière, selon le point de vue adopté, demeure nébuleuse, à l'état d'ébauche ou d'hypothèse. Cet aspect inachevé ne me dérange pas outre-mesure, puisqu'il s'agit en principe d'un domaine qui surpasse notre compréhension, et demeure ainsi un mystère, à l'instar de la fin d'un bon épisode de
X-Files. Rien n'est surligné, et c'est au spectateur de reconstituer le puzzle à partir de ce qu'il entend ou perçoit : ce film fantastique possède une forte dimension d'auteur. Ainsi, certaines clés nous sont livrées quant à l'origine du mal (dixit Big John), qui proviendrait tout simplement de l'inverse de ce que nous avons appris, pur négatif de nos connaissances : le mal ne serait pas un principe externe, mais au contraire interne à la nature humaine, en lutte permanente avec le bien, et visant également toute la réalité en pure opposition à Dieu, du niveau des atomes, en passant par la psychologie humaine, jusqu'à la position des astres. Il y aurait une place centrale offerte à l'homme (au lieu de Dieu) dans ce nouveau schéma théorique, le mal existant seulement à partir du moment où il prendrait la forme d'un visage humain, une idée déjà abordée dans
The thing.
Malgré le sentiment d'inachevé (dans un sens négatif - sentiment de manque - et positif - ouvert à l'interprétation -), c'est cool de connaître le point de vue personnel d'un auteur comme John Carpenter sur de telles questions qui traversent la majeure partie de son oeuvre. D'autre part, dans la première partie du film, il y a la tentative (encore) d'une mise en scène de ce mal mystérieux : l'ambiance est inquiétante, oppressante, rythmée par un bande-son répétitive et hypnotique (une marque de fabrique du metteur en scène, illustrant ainsi le processus en marche), et des phénomènes paranormaux. Ainsi, le soleil et la lune progressent selon un axe identique en vue de former une éclipse, en référence à l'astrologie. Les insectes et la matière sont en train de s'agglomérer contre toute logique ou de pourrir (dérangement des phénomènes naturels, autrement dit de l'ordre instauré par la nature/principe qui les guide). Enfin, les SDF forment une sorte d'armée autour de l'église (marginaux, désaxés de la société, ceux qui sont dans l'ombre : nouveaux disciples de l'anti-dieu ?).
Contre. La réalisation se rapproche trop du bis selon moi, dû à un budget évidemment limité. Malgré une maîtrise évidente du travelling, de l'espace, et de la temporalité (par exemple, on suit avec plaisir l'évolution des phénomènes fantastiques), le rythme est lancinant voire poussif (surtout dans la seconde partie), et les effets spéciaux ne sont pas très convaincants (exceptés peut-être le liquide, forme impersonnelle du mal suscitant notre imagination, les phénomènes météorologiques, et à la rigueur, la naissance du fils du diable). Ensuite, les situations qui débordent de l'intrigue fantastique ne sont pas intéressantes, banales (les hommes-scientifiques qui draguent les femmes-scientifiques ...), ce qui pourrait être tempéré si le jeu des acteurs était bon, ce qui ne l'est pas (meilleurs quand même que ceux de Dario Argento). Enfin, contrairement à
The Thing ou
The Fog, je trouve l'ambiance inégale, voire cérébrale : j'ai un peu décroché vers la seconde partie du film (lorsque le liquide se libère, et bizarrement, lorsque l'action commence et que les démons se déchaînent, comme si la partie mystérieuse était plus intéressante et angoissante que la partie de massacre), et nous avons droit à quelques scènes WTF (utilisation du coca-cola comme arme contre les apparitions démoniaques). Bref, le gros problème du film selon moi réside en une articulation parfois maladroite entre théorie et mise en forme, contrairement aux films pré-cités, qui sont bien plus équilibrés. Mais malgré quelques scènes mal enrobées, la tonalité du film réussit à demeurer pessimiste de bout en bout, jusqu'à la fin qui ne laisse aucun espoir à l'humanité.