Il s'agit du second film de Kaneto Shindo que je découvre après le très épuré et onirique
L'île nue. J'y retrouve le même goût soigné pour les contrastes et l'instauration d'une ambiance particulière. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un film muet, les personnages parlent relativement peu. Le fond est davantage approfondi, mais nous comprenons assez vite que le pilier du film ne se reposera pas là-dessus, mais sur son approche esthétique, visant à provoquer en nous des stimuli pour nous travailler de l'intérieur.
Le contexte est peu évoqué, mais nous apprenons que tout autour, la guerre fait rage, le pays déchiré par deux empereurs qui ne s'entendent pas. Ainsi, l'esprit de groupe est anéanti à partir de sa tête, et ses pieds - le peuple - sont réduits à l'individualisme et la survie. Malgré cela, deux femmes, une femme entre-deux âges et sa belle-fille, comptent l'une sur l'autre pour survivre, par une manière bien étrange : elles dépouillent tous les soldats qui leur tombent sous la main qu'elles vont jeter dans un trou (qui a une fonction à la fois pratique et symbolique), et vont troquer leurs affaires contre de la nourriture à des samouraïs qui vont ensuite distribuer les armes et armures aux camps qui ont en besoin. Sans trop d'informations, nous devinons l'absurdité de ce cercle : la guerre détruit le circuit de l'agriculture poussant le pays à la famine, et oblige ainsi les individus à devenir comme des bêtes soumis à l'idée de la survie (dans
L'île nue, au lieu de donner la mort pour survivre, les personnages tiraient la vie à partir leur environnement), sans attachement idéologique à aucun des deux camps, présentés comme une pure abstraction. A peine deviennent-ils plus concrets lorsque les deux femmes apprennent que l'homme qu'elles ont en commun a été tué en étant enrôlé de force. Bref, elles en récoltent les semences de mort, représentées métaphoriquement par la sexualité de l'homme qui leur a été retiré.
Bien que les deux films soient une sorte de huis-clos, je trouve
L'île nue très aérien, léger, alors qu'ici l'ambiance est plus oppressante, et l'espace du champ où se meuvent les individus, plus réduit. Il y a cette même idée du déchaînement des éléments, particulièrement le vent au milieu du blé et des bambous, sauf qu'ici elle revêt une valeur bien particulière : non pas celle de la soumission de l'individu à la nature (puisque celle-ci est ici complètement aride), mais celle du désir (et encore une fois, la musique joue un rôle majeur dans cette impression donnée, composée à partir de tambours qui pourraient être comparés à de violents battements de coeur) qui fait tressaillir les deux femmes à l'arrivée d'un homme, un de leurs anciens voisins. Ensuite, le film se concentre uniquement sur ce trio formé entre cet homme, la jeune femme, et la belle-mère de cette dernière. L'apparence des deux femmes est particulière, ressemblant à des hybrides à première vue : leur premier acte (un meurtre), leur saleté, et leur regard ayant perdu toute innocence pourraient nous faire croire qu'elles sont des hommes (d'autant plus que les 10 premières minutes sont muettes), contredites par les nuits qu'elles passent seins à l'air, et surtout, par le désir qu'elles éprouvent à la vue de cet homme, en fait le seul de toute la région qu'elles peuvent désormais posséder.
L'enjeu est finalement simple, en dépit de ces subtilités esthétiques ou narratives. Laissées à elles-mêmes, ces deux femmes sont enchaînées l'une à l'autre dans une relation de survie, mais l'arrivée de cette homme change cet équilibre malsain par la sexualité et l'aide matérielle qu'il représente. D'un côté, la jeune femme est poussée par son désir de retrouver cet homme, de l'autre, la belle-mère l'en empêche, essentiellement en lui instillant l'idée de péché. C'est alors que le film prend une tournure magnifiquement baroque, à la fois répétitive dans son déroulement (la jeune femme courant au milieu des blés, flottant au gré du vent, vers la hutte de l'homme), et d'une poésie cruelle (le désir magnifiquement mis en scène par les images et la musique, puis l'empêchement de cette rencontre par l'apparition fantomatique d'un démon, ombre de l'interdit sexuel). Mon seul petit bémol à l'égard de ce film est peut-être une légère sur-explication verbale qui aurait pu être évitée au sujet de l'identité belle-mère/démon. Cependant, il s'agit d'un très beau film sur la sensualité des sens, la sexualité, ses interdits, ses frustrations, et à un second niveau, d'une lecture politique de la guerre avec ses conséquences au niveau de l'individu (angoisse de la mort, survie, individualisme, rupture avec les traditions).