Avant son passage en couleurs et avant le tournant esthétique amorcé avec
2001 Odyssée de l'espace, Stanley Kubrick était déjà un grand, comme en témoigne cet
Ultime Razzia. Non seulement certains de ses thèmes sont déjà en germe, mais il reprend les codes du film noir de manière très personnelle, qui seront repris par des auteurs contemporains tels que les frères Cohen et Quentin Tarantino. Bref, une oeuvre fondatrice à bien des niveaux. Et il s'agit surtout d'un divertissement maîtrisé de bout en bout, doté d'une narration efficace, intéressante, palpitante, avec des personnages hauts en couleur, qui jouent parfaitement leur "rôle".
Pour commencer, la voix off, comme dans
Assurance sur la mort, est en décalage avec ce qui se passe à l'écran, la normalité de la situation "objective" masquant la vérité des agissements "intérieurs" de certains personnages. Mais la différence entre les deux films réside dans le fait qu'ici elle ne reflète les pensées d'aucun personnage, mais revêt un point de vue à la troisième personne qui se veut omniscient (mais ne l'est jamais totalement, et devient parfois absurde). C'est ainsi que nous découvrons que ces personnages ne sont qu'une pièce du puzzle qui s'y joue. Plus tard, l'un d'entre-eux jouera à un jeu d'échecs. La mise en abîme est évidente : l'intrigue peut se résumer à des pièces-personnages qui bougent sans connaître le plan d'ensemble, mais qui connaissent bien leur fonction, et doivent la jouer à fond pour que ça fonctionne. Une mécanique huilée apparemment sans défauts. Un mode de narration que Quentin Tarantino n'hésitera pas à reprendre. D'autant plus qu'il arrive, pour appuyer la référence, que les personnages du casse se croisent sans réaliser le rôle à jouer de chacun, ce qui sera flagrant au dénouement final, avec un sublime montage décrivant les actions simultanées, complétant ainsi le puzzle.
Les personnages me font plutôt penser quant à eux aux personnes des frères Cohen, notamment
Fargo. D'abord par la qualité d'écriture, et les dialogues ciselés, bourrés d'ironie et de double sens. Puis ensuite par le type de personnages employés. D'habitude ce sont des "durs" qui sont utilisés pour les casses, bien qu'on découvre souvent après-coup leur fragilité intérieure ou leurs failles. Mais ici, d'emblée, nous savons que des gangsters expérimentés sont mêlés à des gens normaux avec un boulot conventionnel, se fondant dans la masse, contribuant à la perfection du plan. L'un des personnages les plus intéressants, et qu'on devine assez vite qu'il s'agira de la plaque d'huile qui va faire déraper le plan, est un "faible" physiquement et mentalement, personnage récurrent des frères Cohen. Il adore sa femme, et c'est bien là le problème. Elle l'a épousé pour avoir une situation confortable bien qu'il ne soit pas très riche, tandis que lui, il l'aime sincèrement. Cependant, il ne la connaît pas très bien, et très vite il en dit trop. Kubrick réemploie de manière originale le personnage de la femme fatale, qui s'est entichée d'un anti play-boy, mais qui va essayer de prendre les rênes, en jouant de ses charmes avec lui. Mais il s'agit d'un terrain glissant, qui va connaître des retournements de situation inattendus. Les autres personnages intéressants sont les gangsters, rassemblant de manière efficace les stéréotypes du genres : le cerveau, la brute, le tireur, ... Les autres sont simplement des pions relativement anonymes sur l'échiquier.
Avec la mort, l'amour est selon moi l'un des grands thèmes de Kubrick. Ce sont deux clés pour comprendre ce film, et même peut-être l'oeuvre du maître. D'ailleurs, ce couple complémentaire est énoncé par l'un des personnages, comme une pétition de principe : deux choses mystérieuses qu'on ne peut pas déterminer a priori. Je ne sais plus si c'est le même personnage qui dit aussi qu'il est primordiale de se marier de manière avertie pour ne pas avoir de problèmes. Et effectivement ici, il ne s'agit de rien d'autre que l'amour aveugle d'un pauvre type qui a introduit une inconnue dévastatrice non seulement pour le plan mais pour ce couple pathétique dont j'ai parlé plus haut. Puis, je dirais que la scène finale, assez burlesque dans le genre (rappelant ainsi que l'humour est présent de manière féroce, noire, cynique chez Kubrick), énonce l'idée de destin, ou plutôt de hasard, autre inconnue non maîtrisable, qui retombe de manière tragique-comique sur les personnages. Autrement dit, dans le langage du film noir, la fatalité revêt le visage de l'inconnu, poussière apparemment insignifiante mais décisive dans le rouage parfait du crime. Enfin, il y a un lien intéressant entre crime et art : ce sont deux procédés au-delà de la morale, et qui impliquent ainsi le désir de ceux qui n'appartiennent pas au milieu de les mettre à terre. Sympathique également ce lien à peine voilé avec le propre travail du réalisateur.
Pour résumer la qualité de la réalisation, je pourrais seulement évoquer le nom de Kubrick. On peut détester son oeuvre, mais jamais on ne pourrait lui reprocher son sens du cadre, du travelling latéral, et de la photographie. Comme dans
Barry Lyndon, dans les lieux extérieurs en particulier, la lumière semble jaillir seulement des lumières artificielles ou non d'un spot, créant ainsi un contraste étrange, comme si les visages se dégageait à peine du noir, accompagnant esthétiquement la dérive morale dont font preuve les personnages. Ensuite, la musique mène tambour battant le suspens et le rythme. Et surtout, la mise en scène est tout à fait exceptionnelle, comme je l'ai dit, déroulant des intrigues parallèles dont on devinera le sens final (même si la perspective du casse est énoncée assez vite) seulement à la conclusion. Enfin, l'interprétation des acteurs est tout à fait bonne, jouant leur rôle jusqu'au bout, dans le stéréotype qui est le leur.