Historiquement parlant, il s'agit du troisième western a contenir une histoire centrale pro-indienne dans l'histoire du ciné américain, après
La flèche brisée et
Le territoire des comanches, tous sortis la même année, en 1950. Il est à signaler un premier point de vue positif sur les indiens dans
Fort Apache de John Ford, en 1948, mais qui ne constituait pas encore le sujet principal de l'intrigue. Ici le thème central porte sur les indiens comme premiers occupants des terres, bien loin de l'image commune à l'époque du sauvage sanguinaire, et dont la légitimité est remise en question par la loi des Etats-Unis. Pour Mann, il s'agit de son second western, jusqu'à lors maître du film noir, dont il va reprendre la noirceur pessimiste que la photographie ne cesse de souligner, et brillera désormais dans ce genre.
Nous suivons donc l'histoire par les yeux d'un indien, Lance Poole, (Robert Taylor, dont le visage a été farci de fond de teint pour feindre la ressemblance), décoré de l'armée à l'Est, et de retour chez lui à l'Ouest. Cette différence géographique est tout un symbole : les choses ont beaucoup moins changé dans le coin, comme en témoigne la réaction du médecin qui préfère jouer aux cartes plutôt qu'aller au chevet du père de Lance, ou le chien de la ville, accueillant ou menaçant Lance en fonction de ses vêtements. Mais surtout, une guerre territoriale se profile entre les éleveurs de moutons et les indiens qui occupent de fait les terres les plus riches de la région. Les personnages sont relativement stéréotypés : d'un côté, un homme de loi, manipulateur, défend les éleveurs qui veulent nourrir leurs bêtes, tandis que de l'autre, une femme, autre avocat de la ville, idéaliste, se sent concernée par les indiens, pensant que tout le monde a droit à une place sur cette terre. Ce qui est intéressant ici, c'est la manière dont chacun se positionne face à la loi, qui stipule que les terres "indiennes" sont de domaine public, les indiens étant "pupilles de la nation" et non pas vraiment citoyens : faut-il respecter la loi même si elle peut paraître injuste ? Est-ce indifférent d'utiliser la loi à ses propres fins ? Peut-on la modifier, voire trouver un compromis, ou "la loi c'est la loi" ? Au coeur de cette dispute juridique se love aussi la question de la différence, incarnée par l'indien, mais aussi par la femme de loi et de dialogue. Entre elle et lui est suggérée une possible romance, mais dont l'impossibilité souligne leur modernité avant-gardiste.
Au delà des réactions non manichéennes, même parfois contradictoires (par exemple : Lance, respectueux de la loi, qui expulse les éleveurs de ses terres alors qu'ils sont dans leur bon droit), un autre point m'a intéressé : le développement de la culture indienne, traitée tantôt de manière qu'elle puisse nous paraître cruelle (refus de la médecine occidentale, rite d'initiation d'un enfant pour devenir un homme plaçant sa vie en danger, ...) mais ne l'est pas vraiment en réalité, tantôt de manière poétique (signification de la terre, sorte de "mère matricielle", alors que les éleveurs veulent juste les exploiter). Enfin, Lance est vraiment le personnage le plus complexe, porteur de deux cultures, voulant s'intégrer dans la société mais sans oublier ses racines indiennes. La résolution au combat est très "manienne" : se battre pour son territoire, s'il le faut au péril de sa vie. A travers lui c'est tout l'espoir d'un peuple unifié qui se trouve menacé, et nous renvoie ainsi à la base de l'ambiguïté de l'histoire américaine, entre conquête de l'Ouest et spoliation des terres indiennes. Une tonalité authentique, âpre, pessimiste, crépusculaire émane de cette lutte désespérée de l'homme contre le vol de son identité tant ethnique que géographique. Même si une telle reconstitution historique tient du mythe par sa rapidité d'exécution, elle est loin d'être édulcorée.
Au niveau de la réalisation, on retrouve les cadres fixes de l'époque entrecoupés de quelques rares travellings, mais la composition des plans et le contraste de la photographie (dirigée par l'un des meilleurs directeurs de l'époque, John Alton) sont extrêmement travaillés, avec une préférence pour les contre-champs (la scène où est présenté l'avocat machiavélique est magistrale, annonçant une menace imminente au coeur de l'histoire) et les profondeurs de champ qui "claquent" lors des affrontements finaux. Enfin, au niveau de l'interprétation, pour autant que j'ai pu en juger, c'est assez juste, même si ce n'est pas son point fort, tout particulièrement Robert Taylor qui convainc moyennement brimé en indien, mais heureusement que la mise en scène est à la hauteur et permet d'oublier un peu ce petit défaut. Par contre j'ai bien aimé la prestation du méchant (l'avocat) qui joue la carte de la subtilité en instillant progressivement la haine chez les convoyeurs de bétail.
En conclusion, pour un premier western naphta, je suis assez content. Le script est intelligent, mettant en avant la signification de la loi, et la réaction des individus face à elle. Et il a le mérite de présenter le point de vue d'un indien, bien que celui-ci soit interprété par un américain, une première pour le genre à l'époque. Et j'ai trouvé que certains plans avaient une certaine force, soutenus par un bon rythme général : l'air mystique de veillée funéraire indienne, les visages observant des rixes entre américains et indiens sans broncher, des paysages grandioses, la fureur désespérée de la bataille finale, et bien d'autres à découvrir.