Cet épisode est la sixième et dernière participation de Kenji Misumi à la saga Zatoïchi. Et pour la toute première fois, j'ai éprouvé de la difficulté à lui trouver une place dans la série qui le précède. J'ai compris au fur et à mesure qu'il s'agissait d'un travail propre à Misumi, déjà amorcé dans
Les tambours de la colère (dont on reconnaît la filiation dans le "road trip", très amusant voire burlesque, du début, qui continue à ridiculiser le personnage pour lui enlever son aura mythique). Dans ce dernier, il s'agissait ni plus ni moins d'une démystification du personnage, la mort de sa déification pour le faire redevenir humain. A présent, Le
Shôgun de l'ombre est une tentative de le faire tuer physiquement par tous les moyens.
Proche d'un Baby CartJamais un
Zatoïchi ne s'est autant rapproché de la personnalité d'un
Baby Cart. Cela se traduit d'abord par son script, épuré à l'extrême. Le Parrain des parrains voit en Zatoïchi un adversaire redoutable, et décide de l'éliminer, alors que ce dernier ne l'a jamais réellement provoqué directement. Puis ensuite par son jeu de massacre, érigé en véritable spectacle, comme en témoignent les propres mots du Parrain. Le fil rouge de l'intrigue est ainsi focalisé sur les méthodes que suivent les yakuzas pour tuer Zatoïchi, par voie directe en l'affrontant même parfois sur le chemin de ce dernier, soit en utilisant ses faiblesses contre lui-même : le combat direct, l'enfance, le jeu, l'amour. Tout y passe. Mais ce dernier est bien sûr le plus mortel. Enfin, par la qualité de sa mise en scène : les scènes rivalisent toutes d'inventivité, dans un bain, dans le clair/obscur d'une forêt, au détour d'un chemin, au centre d'une fontaine entouré de tous les yakuzas, que Zatoïchi finira par éliminer selon ses propres règles, dans un combat dantesque se déroulant dans l'obscurité.
Tous les ingrédients de la série transcendésDans le fond, tous les thèmes propres à la série sont présents, et son identité visuelle unique en son genre s'applique parfaitement à ce
Zatoïchi.
Le romantisme, essence du personnageLa photographie, posée dès le départ, est dominée par un magnifique jeu d'ombres et de lumière, rappelant le travail effectué dans
Le défi, mais en lui conférant une identité visuelle qui correspond tout à fait à l'esprit de la série, à savoir un romantisme torturé, sombre, crépusculaire. Bien que tous les ingrédients habituels de la série soient présents (massage, jeux, bains, ...), la figure de la femme est largement dominante, comme si cette dernière résumait toute l'essence de Zatoïchi, à savoir ses tourments, ses faiblesses, et sa raison de vivre. En effet, la femme est posée tour à tour comme objet sexuel ou objet de désir, objet de passion amoureuse ou instrument de mort. En outre, le thème musical, décidément une autre qualité du Misumi, est probablement le plus beau jusqu'à présent, appuyant parfaitement tous les thèmes visuels de l'épisode : mélancolique, ténébreuse, et ludique.
Pour commencer, la femme figure dans une vente aux enchères, montrant pour la toute première fois dans un
Zatoïchi ses atouts sexuels (cela reste assez soft), bien que la dureté du milieu a déjà été aperçue dans
Zatoïchi's revenge. Le masseur aveugle kidnappe l'une d'entre-elles pensant qu'elle a été volée à sa maison. Mais au lieu de la sauver, cet acte signe son arrêt de mort, tué par un mystérieux samouraï interprété par l'excellent Tatsuya Nakadaï dont le regard n'a jamais été aussi brûlant de folie (sauf peut-être dans le
Sabre du mal) : on se rendra compte plus tard que c'était sa femme, qu'il préfère tuer s'il ne peut pas la posséder entièrement (contrastant avec l'attitude habituelle de Zatoïchi préférant quitter ceux qu'il aime avant qu'ils leur arrivent malheur). Ce personnage, par un effet de miroir, fait écho à une destinée possible de Zatoïchi si les démons de ce dernier avaient eu raison de son esprit et de son discernement. Ce drame humain résume toutes les tragédies vécues par le héros : en essayant de régler une situation, il en crée une bien pire. Un autre aspect transcendé dans son utilisation : l'odorat. En effet, il s'agit de l'organe par excellence pour Zatoïchi dans son rapport aux femmes, lui permettant de distinguer les plus belles d'entre-elles. Cet élément sera repris sur un plan dramatique, associé à une fleur ou une poche de parfum, devenant substitut de beauté, et donc raison suffisante de se battre. Par exemple, sur la tombe de sa malheureuse victime, il posera une fleur correspondant à son odeur et donc à sa beauté, ce qui poussera le samouraï à affronter Zatoïchi par jalousie, après avoir reconnu la fleur associée aux souvenirs de son aimée. Il traverse la route de Zatoïchi, tel un fantôme, second ennemi parallèle, affirmant être le seul à pouvoir le tuer, avec raison, car ils ont en commun l'amour passionné des femmes et le destin tragique qui l'accompagne, comme le plus simple des
Roméo et Juliette.
Ensuite, après avoir essayé de nombreuses fois de le tuer, le Parrain décide d'envoyer une femme pour endormir ses sens et le plonger dans un piège (il s'agira d'un jeu que l'on devine mortel). Ce que j'ai trouvé génial, c'est qu'à la manière des
Tambours de la colère, ce piège a failli trop bien réussir, puisque Zatoïchi a failli se tuer tout seul par ses propres moyens, sa propre maladresse provoquée par son affection à la femme, qui après être touchée par la sensibilité de ce personnage, décide finalement de le sauver et de trahir son clan.
L'éducationBien qu'étant un thème secondaire à l'intrigue, il est intéressant de voir qu'après trois films qui avaient déjà traité la chose sous différents angles (
Voyage meurtrier,
Voyage en enfer,
Route sanglante), il revienne dessus. Mais cette fois-ci, il ne s'agit pas d'un enfant, mais d'un adolescent en train de devenir adulte, et qui prend Zatoïchi comme modèle. Or, ce qui frappe d'abord, c'est son accoutrement et son maquillage. Ainsi à la problématique de l'éducation vient s'ajouter celle de l'identité sexuelle. Puis, comme quelques jeunes dans le précédent épisode, il veut devenir yakuza pour apprendre à devenir un homme. J'adore la scène de mise à l'épreuve qu'invente Zatoïchi, faisant éprouver, par la présence sonore du vol, à la fois la peur d'être volé à son tour et d'être reconnu comme voleur. Bref, devenir homme équivaut à marcher droit et honnêtement, sans se pavaner ou être fier de ses crimes.
Le Parrain des parrainsSymboliquement, il s'agit de l'un des adversaires les plus charismatiques de la série, puisqu'il s'agit d'un aveugle. Mais comme tous les chefs, derrière le lien de parenté apparent entre les deux aveugles, se cache la félonie et l'hypocrisie.
Zatoïchi lui rend visite en yakuza, deuxième fois qu'il apparaît comme tel avec
Les tambours de la colère. Mais cette fois-ci, il se distingue non seulement par sa modestie (il donne une pièce en cadeau alors qu'on en avait annoncé 10) et surtout par sa clairvoyance des déviances du code d'honneur des yakuzas. En face, le Parrain affirme que l'handicap qu'il a reçu est une dette envers tous ses ancêtres qui auraient accompli le mal : ce serait sa manière à lui d'accepter son destin, un thème propre à la série. Sauf qu'il est le dernier à respecter le code des yakuzas (au contraire de son successeur, qu'on devine être le seul à avoir voté pour épargner la vie de Zatoïchi).
Ainsi, si ce dernier n'a aucune motivation réelle contre le Parrain, celui-ci, au contraire, est menacé par le charisme et l'idéologie du masseur aveugle, qui pourrait lui prendre le pouvoir, au moins à titre symbolique. Il s'agit donc avant tout d'un conflit de personnalités, ce qui est une première dans toute la série, qui a d'habitude deux orientations possibles : soit il rencontre des yakuzas, des hors-la-loi, ou des chasseurs de prime voulant sa tête pour l'honneur ou l'argent, soit il décide volontairement, selon ses principes personnels (en gros, la défense des opprimés contre leurs oppresseurs), d'affronter ses adversaires. Bref, le destin ou la morale sont deux motivations habituelles du personnage. Nous les retrouvons quand même ici (au début par cette fameuse présentation des deux parrains, puis à la fin lorsqu'une femme est prise en otage), mais à travers les personnalités de chacun, et non (en premier lieu) une confrontation physique.
Entre les deux protagonistes, leur première lutte est représentée par un jeu de stratégie, à l'image de
Flashing sword et de
Voyage en enfer, mais qui prend ici une forme toute nouvelle. Un duel entre deux aveugles : où se situe la limite de leur clairvoyance ? Très dur à déterminer.
En conclusionS'il y a un seul
Zatoïchi à voir, il s'agit bien de celui-là, tant il va réconcilier les néophytes et les spécialistes de la série. Les sous-textes thématiques ou les références aux autres épisodes sont nombreuses, mais c'est en même temps très ludique à voir et à entendre, exactement comme un
Baby Cart. Une petite merveille qui réunit en plus selon moi deux des meilleurs artistes martiaux de l'époque au summum de leur art, Shintaro Katzu et Tatsuya Nakadai.