Deliverance (Délivrance) de John Boorman
(1972)
Seconde vision personnelle du film et la claque est toujours présente, voire même multipliée dans le sens où
Deliverance est le genre de film qui gagne énormément en profondeur une fois que la forme générale du métrage est assimilée. Ainsi, à première vue, le film de John Boorman pourra paraître simpliste avec sa construction constituée de mélange de film d'aventure paranoïaque et de survival pittoresque, mais prendra une forme toute autre une fois que le spectateur averti prendra conscience de la portée de certains dialogues et de certaines situations qui font de
Deliverance une œuvre complète aux inspirations étonnantes (de nombreuses similitudes avec
La Source d'Ingmar Bergman notamment) un film aux discours multiples par le fond et la forme qui font de lui une pièce filmique tout simplement incontournable dans les fondements du cinéma contemporain. A une époque où le Nouvel Hollywood connaît son apogée, le film de Boorman se pose comme un segment atypique dans le sens où il ne cherche pas suivre la volonté de ses confrères (à savoir iconiser autant que possible les marginaux du système) mais préfère mettre en place une situation-clé pour approfondir de façon extrême la psychologie humaine en situation de danger. Ainsi, en mettant en place quatre citadins aisés aux caractères différents (un aventurier proche de la nature, un assureur aux tendances républicaines, un amoureux des arts sincère et un trouillard plein de bonne volonté) dans une aventure d'apparence simpliste (descendre une rivière en canoë avant l'engloutissement de celle-ci par la mise en place d'un barrage), Boorman pose une première partie avec une tension omniprésente et palpable. Nombreux sont les éléments qui font référence à l'élément perturbateur du récit (un dialogue durant le générique parle même d'une nature violée par l'être humain), ces mêmes éléments ne faisant que renforcer l'ambiance pesante avec notamment une tension presque invisible entre les touristes et les autochtones (joués par des réels habitants du lieu de tournage) qui rappelle énormément les films de genre de l'époque comme
The Texas Chainsaw Massacre ou
The Hills Have Eyes.
Vient ensuite l'apparition de la rivière, montrée par Boorman comme un élément protecteur, une voie de sortie pacifique pour les protagonistes, une vision qui changera radicalement à partir de la séquence la plus marquante du film, l'élément perturbateur qui permettra au récit de prendre une direction opposée, transformant la ballade idyllique en chasse à l'homme meurtrière. Via deux autochtones dont on ne saura jamais ni l'identité ni les intentions,
Deliverance propose au spectateur la vision d'une Amérique profonde telle un enfer sur Terre pour les protagonistes, l'humain devenant un danger de tout les instants, la rivière se changeant en Nexus véritable où chaque rocher pouvant devenir la cause d'une mort instantanée ou d'une longue agonie. Mais cette seconde moitié de métrage est aussi la possibilité pour Boorman de transformer ses personnages petit à petit pour que chacun puisse devenir son propre contraire. Le trouillard devient alors tueur, l'aventurier devient le boulet gémissant, le républicain devient victime et le protagoniste plein de bon sens se change en martyr hystérique.
Deliverance peut être donc considéré à raison comme un film de l'illusion puis de la révélation (la nature préservée n'est finalement qu'un mensonge que les hommes entretiennent), une œuvre qui révèlerait le véritable visage d'une Amérique aux blessures profondes mais invisibles, d'une terre baignant dans le sang et qui condamne quiconque tentera de changer sa nature fondamentale (à bien réfléchir, je trouve que cette vision se rapproche énormément de celle de
Valhalla Rising, qui pourrait être facilement considéré comme une revisite plus viscérale et extrême du film de Boorman). Mais la grande force du film vient aussi de sa faculté à changer la façon de penser du spectateur. Ainsi, la mort d'un des protagonistes paraîtra à première vue totalement volontaire, mais la suite des événements et notamment les dialogues viendront remettre en question ce qu'aura véritablement vu le spectateur, le plaçant dans le même état de stress et d'incertitude que les personnages du film. Cette manipulation filmique réapparaîtra une nouvelle fois concernant l'identité d'un autochtone qui ne sera jamais totalement élucidée, faisant de
Deliverance un film volontairement malsain, jouant directement sur le point de vue du spectateur pour lui faire vivre cette descente aux enfers qui sera totalement remise en question dans un final plein de doutes et de vérités prononcées à moitié.
Quand à la mise en scène de John Boorman, elle bénéficie d'un traitement particulier, à mi-chemin entre l'esthétisme du Nouvel Hollywood (volonté de se rapprocher du réel tout en assumant la mise en place de la fiction) et le film d'aventure léché (vision idyllique de la nature vierge et notamment de la rivière). Sans être le technicien le plus doué de son époque, Boorman fait preuve d'un savoir-faire certain avec des séquences réellement marquantes et authentiques (aucun cascadeur pendant la totalité du film, les acteurs ont réellement descendus les rapides en canoé et Jon Voight a lui-même escaladé la falaise). Ainsi, la première rencontre avec les autochtones en plan-séquence est loin d'être aussi simpliste qu'elle en a l'air, possédant une tension remarquable alors que le film a commencé depuis à peine cinq minutes.
Deliverance est ainsi un film bourré de bonnes petites idées à chaque scène, la technique pure étant utilisée de façon intelligente (la double focale sur la flèche prête à être tirée c'est le genre de plan qui marque) tout comme la façon de tromper le spectateur par des codes techniques détournés (je pense notamment à un plan spécifique où Voight attend l'autochtone sur la montagne, le fond derrière lui faisant penser à une nuit américaine ratée comme on en trouve souvent alors qu'au final ce défaut est là pour permettre une ellipse par fondu, le genre de petit détail qui fait véritablement toute la différence). Enfin,
Deliverance possède deux autres grandes qualités, son casting étant tout simplement excellent (mention spéciale à Jon Voight bien entendu ainsi qu'au charisme animal de Burt Reynolds) et sa bande-sonore à base de banjos et de guitare sèche restant longuement dans l'esprit du spectateur. Ainsi, le film de Boorman, en plus d'être un film profond aux thématiques multiples, est en plus une œuvre difficilement attaquable, sans doute le survival le plus définitif qui soit en terme de fond. Un chef-d’œuvre donc.
NOTE : 10/10