Depuis le
Grand silence, c'est ma plus belle claque dans le genre. Crépusculaire, christique, symbolique, onirique, mélancolique : il est tout ça à la fois (et cette musique, quelle beauté !). Film halluciné et hallucinant, les images ont continué à me hanter longtemps après la projection ( d'ailleurs s'il y a avait une catégorie western psychédélique, il y rentrerait sans problèmes) : souvent le signe d'un classique instantané pour moi. Au niveau de la narration linéaire, qui se résume simplement à la libération d'un village rendu esclave par des démobilisés de la guerre, se superposent plusieurs autres plans : guerre, racisme, valeurs inter-générationnelles, famille, le rapport entre le justicier solitaire et la loi. Autrement dit, tout le film porte sur l'entrée de l'Ouest dans l'ère de la modernité, avec en son centre, Keoma, à la fois justicier et victime de ce monde complètement malade.
Un personnage christique L'une des grandes réussites de Keoma tient d'abord à son personnage et l'interprétation de l'acteur. Même sans rentrer dans les détails, tout dans sa description rappelle le Christ : la coiffure, la barbe, ce qu'il dit ou ne dit pas, ce qu'il fait ou ne fait pas. Il retourne de la guerre (qu'on pourrait comparer avec la traversée du désert de Jésus), dans laquelle il a vécu de nombreux traumas. Une vieille femme, à l'identité inconnue, le suit partout où il va, et lui prédit un destin peu glorieux (une sorte de Voix de la mort, autrement dit la vérité qui précède les pas funèbres de Keoma). Malgré ce message funeste qui se vérifie peu à peu, il continue sa route, qui croise celle de pestiférés, seuls individus à part les morts qui peuvent quitter le village. Mais qui sont les plus morts, les cadavres, les malades, ou les vivants, nul ne saurait le dire. En effet, plus qu'aucun autre film, les paysages ou les villes que Keoma traverse sont ou déjà morts, ou en train de lâcher leur dernier soupir. Les bars dans lesquels il va sont à l'image des ivrognes qui les habitent, en ruine. Par contraste avec cet univers mortifère, une invincibilité se dégage de Keoma qui ne le quittera presque plus : il sait exactement combien de balles il reste dans les barillets des pistolets, et chaque mot qui sort de sa bouche, succédant à son intervention musclée, même prononcé de manière calme, reçoit une autorité inconditionnelle de la part des autres.
Il y a un tel magnétisme qui se dégage de lui que les autres personnages semblent très en retrait, hormis peut-être la femme enceinte qui était parmi les pestiférés, son père, et son ami noir, comme si seul son cercle intime avait droit à un développement personnalisé. Et heureusement que son aspect quasi fantastique se limite à lui (la vieille femme est plutôt une voix intérieure), pour mettre en avant le fait qu'il soit le seul personnage à être vraiment un mort-vivant, à travers qui nous percevons tout de façon exagérée, décalée par rapport au réel. Ainsi, ses ennemis semblent avoir pâle figure face à lui, mais je trouve que l'essentiel a été fait en portant toute notre attention sur la figure surréaliste de Keoma, pour insister sur la déchirure fantasmagorique entre rêve et réalité.
Contrairement à
Braveheart, toutes ces références à la Bible ne m'ont pas dérangé, bien au contraire. Dans ce dernier, le problème selon moi était d'avoir rattaché un personnage historique à la figure du Christ, alors qu'ici il s'agit non seulement d'un personnage fictif, mais le symbole qu'il représente va au-delà du peuple historique américain pour se hisser au niveau de toute une civilisation. De plus, le réalisateur ne semble pas prendre trop au sérieux cette identification, et il s'en amuse plutôt, heureusement, jusqu'à une fin bien inattendue.
Symbole de l'anti-racismeKeoma est métis, à moitié indien, à moitié américain. En poussant un peu la comparaison avec Jésus, il était lui aussi métis à sa manière, et il n'était pas non plus aimé par les siens, hormis son père, qui ici ressemble plutôt au Père divin à travers l'amour conditionnel qu'il porte à chacun de ses fils. Au niveau de la réalisation, le passé et présent s'abolissent dans un même plan séquence montrant la difficulté des relations fraternelles. Ainsi, sur le plan symbolique, c'est très fort : il s'agit de toute l'Amérique qui est présente derrière ce visage, elle-même métissée, ce qui s'opère de façon scandaleuse, puisque cette identité entre l'Amérique et ce personnage se constitue à travers un trait rejeté par cette même Amérique, les indiens. Or, cette lecture anti-raciste ne se résume pas à la problématique indienne, grâce à la présence d'un noir américain (c'est lui-même qui a enseigné au métis l'abolition des différences raciales) dans le cercle restreint des amitiés de Keoma.
Reprise du personnage du pistolero solitaireKeoma reprend le personnage traditionnel du pistolero solitaire, mais comme je l'ai dit, en le poussant à un niveau symbolique qu'il n'avait jamais atteint. Il concentre à lui tout seul tous les maux d'une Amérique malade, agonisante, avec son racisme, son rapport problématique à la loi, la guerre, et la violence. Il est donc rejeté par le monde dans lequel il vit. Cet état de fait est magnifiquement mis en oeuvre par un travelling circulaire montrant l'une des plus belles scènes entre un père et son fils que j'ai pu voir : en se laissant aller à une réflexion métaphysique et existentielle avec son père sur la guerre, Keoma se compare alors à un vagabond qui cherche sa place dans le monde, et veut trouver une justification à ses actes.
Une conclusion évangélique ?Après un climax à la hauteur, opposant Keoma et les siens (son père et son ami noir : ils se retrouvent eux-mêmes en faisant la guerre alors qu'ils étaient précédemment seulement une ombre ou un idéal non défendu) au groupe qui tient le village en captivité, le père aimant est tué en se battant pour ses principes, qui sont proches de ceux de son fils : liberté, justice, égalité. Tout le monde le respectait, comme le Père. In extremis, les frères interviennent et éliminent complètement le groupe qui emprisonnait le village, à cause de l'amour pour leur père, et non pour les valeurs qu'il défendait. Cette mort renforce ainsi les inimités avec leur demi-frère, et ces derniers font de lui un bouc-émissaire pour tous les maux qu'a subi la ville. Ce qui est donc ironique, c'est que la loi et l'ordre reviennent grâce à lui, et se retournent aussitôt contre lui. Instrument de la justice, celle-ci, devenue une institution légale, le bannit hors de son cercle. Un formidable plan le présente lui, Keoma, crucifié et sous une pluie battante, tandis que toute la ville fête sa victoire au bar.
Mais la grande différence avec l'évangile, c'est que cette crucifixion ne se réalisera pas entièrement. Pas de sacrifice cette fois-ci d'un innocent sur l'autel de la bêtise humaine, qui est remplacé au contraire par un règlement de compte entre frères. La dernière scène est troublante, juxtaposant cet océan de violence fraternelle filmée au ralenti aux sons d'une mère en train d'accoucher, la dernière amie survivante de Keoma. La vie et la mort luttent pour le même espace. Et Keoma laisse finalement un bébé orphelin avec la Voix de la mort, ne l'emportant pas avec lui, et proclame la chose suivante : "celui qui est libre comme moi ne peut pas mourir" (et en effet, sans liens, il n'a jamais été aussi libre et invincible : il s'est mis en péril dès l'instant qu'il a défendu les seuls qu'il aimait réellement). Tout un paradoxe : il quitte la promesse de vie symbolisée par le bébé, et fait un pied de nez à la mort personnifiée, ne trouvant sa place nulle part sur Terre, parmi les vivants comme parmi les morts ! Vagabond il était, vagabond il demeure. Sa quête, finalement purement égoïste, n'a fait qu'effleurer le monde. Une belle relecture du pistolero solitaire, poussé au paroxysme de sa logique.
Une réalisation remplie de références au genreJ'en ai tellement dit sur le fond que j'ai failli en oublier la forme. J'ai décelé de nombreuses références à Peckinpah dans sa manière de filmer la violence à l'aide de ralentis, mais aussi à Leone à travers certains plans iconiques (les duels au pistolet). Les idées visuelles fusent et ne se ressemblent pas (par exemple, le plan filmant la main de Keoma, qui en ôtant chacun de ses doigts, désigne sa cible). Il n' y a pas à dire, c'est réussi de ce côté là. Il y a aussi certainement d'autres références au western spaghetti, comme
Django, que je connais encore trop mal pour les identifier clairement.
La bande-son contient presque que des chansons du style des seventies (alors qu'habituellement on entend plutôt des thèmes musicaux dénués de paroles), permettant de redoubler l'intensité de certaines scènes, au niveau des mélodies mais aussi des paroles.