Après
Le silence de la mer, qui portait sur le silence des occupés français contrastant avec le discours envahissant et bienveillant de l'occupant allemand, et
Léon Morin le prêtre, sur le calme paradoxal d'un petit village du sud de la France centré sur le dialogue d'une jeune communiste et d'un prêtre,
L'armée des ombres ferme admirablement la marche d'une série de films portant sur l'occupation allemande en France et la résistance. Ce film est l'adaptation cinématographique du roman homonyme, écrit par Joseph Kessel pendant la guerre en 1943, en hommage aux combattants. Jean-Pierre Melville déclare qu'il était lui-même résistant, indiquant que ce film devait être très personnel pour lui.
Un panorama sur la résistance et ses héros anonymesCe film se déroule essentiellement par l'intermédiaire de deux personnages de la résistance, un chef et un subalterne. La voix off est très présente, et dénote un véritable soucis du détail par son contenu descriptif. Il n'y a pas vraiment une histoire classique avec par exemple une mission ou un plan d'évasion à accomplir : le véritable sujet est la résistance elle-même, avec ses lieux (camps d'emprisonnement qui, ironiquement, étaient destinés aux prisonniers de la première guerre mondiale ; lieux de rassemblements de la résistance, cachés dans l'ombre ; lieux d'exécution de la résistance - contrastant avec la proximité de la normalité de la vie quotidienne - qui doit sacrifier les traîtres davantage par nécessité que par plaisir, et de la Gestapo qui use parfois d'un jeu diabolique pour étirer la souffrance de leurs victimes ; véhicules de l'allié anglais, ...) et ses personnages et les différents sentiments qui les accompagnent (amitié, trahison, peur, courage, abnégation, ...). Ce qui ressort ainsi, c'est le désir de nous présenter ces héros anonymes de la guerre, alors que les héros "officiels", reconnus après coup par l'histoire, ne sont pas nommés, voire seulement aperçus (Jean-Moulin et le Général de Gaulle), comme le nécessitait la nature de leurs activités.
Une logique des signesMalgré l'absence d'un véritable fil directeur narratif, il y a toute une mise en scène de signes en rapport avec la guerre. Pour moi, il s'agit d'un véritable travail de reconstitution qui est plus fort que le rassemblement de détails (ou reconstitution graphique, par exemple dans
Barry Lyndon), qui se noient souvent dans le cadre, alors qu'ici nous avons droit à du référentiel, autrement dit des objets précis qui renvoient à une réalité globale (en ce sens, ce mode d'exposition parvient à transcender le cadre historique situé de la seconde guerre mondiale en France, et parvient à saisir l'essence de toute résistance en général). Ainsi, par exemple, le film commence et se termine avec l'arc de triomphe, d'abord traversé par un défilé de l'armée allemande (scène inaugurale qui remplit complètement l'espace par l'invasion allemande, et qui annonce les signes suivants en même temps qu'elle justifie l'action de résistance), puis en simple dernier plan fixe, comme pour nous montrer la victoire ou la défaite paradoxale, on ne sait pas trop, de la France pendant l'occupation allemande, toujours partagée entre la résistance et la collaboration, dont certains signes témoignent de leur présence : dans les bureaux, selon la nature du lieu, se trouve l'aigle de l'Allemagne nazie, le discours du Maréchal Pétain (qui est parfois un signe trompeur, puisqu'il se trouvait chez un barbier chez qui l'un des résistants s'est réfugié momentanément, et a fait un geste pour ce dernier montrant qu'il savait très bien à qui il avait affaire : peut-être le seul véritable héros, le seul qui résiste en continuant à vivre sa vie, sans même tirer un coup de feu), ou celui du Général de Gaulle. Se trouvent également différents niveaux de surveillance bien mis en évidence, tel le mirador dans le camp de prisonnier, les fouilles à la gare, les différents postes de contrôle sur la route. Enfin, cette logique des signes s'étend plus généralement à un lieu commun du réalisateur : l'imperméable et le chapeau, deux vêtements portés aussi bien par la résistance que par la Gestapo, permettant une subtile indifférenciation des camps ennemi et ami. Puis, l'horloge, un des éléments centraux du
Silence de la mer, revient notamment dans la première scène, quand l'un des personnages principaux attend dans le Bureau de la Gestapo, signe paradoxal du temps qui s'étire et en même temps vient à manquer. Enfin, dans l'une des planques de la résistance, j'ai trouvé admirable d'y avoir laissé seulement des livres sur l'abstraction de la pensée, écrits avant la guerre, contrastant lourdement avec l'activité de la vie de résistant, et accentuant le sentiment de solitude et de mise à l'écart des réalités du monde extérieur.
Ainsi, le background de la seconde guerre mondiale est peu évoqué, par simples "clins d'oeil", permettant ainsi de faire une plongée dans l'âme humaine et particulièrement dans ses zones d'ombre.
RéalisationJ'ai lu plusieurs fois qu'il y aurait des baisses de rythme. Mais je ne suis pas d'accord avec ce jugement. Ce qui rythme essentiellement le film, c'est la tension existant entre l'oppression qui règne et la posture des personnages : il y a ainsi toujours quelque chose qui se déroule à l'écran, mais pas toujours de manière à constituer un récit absolument nécessaire dans sa façon de se construire. J'ai eu la même impression avec des films de Gosha ou surtout de Peckinpah. Je pense notamment à
Pat garrett et billy le kid : il s'agit d'une ballade mélancolique sans qu'on en connaisse le bout, guidée seulement par des personnages qui savent que le bout de la route peut arriver à tout moment, mais ne savent jamais ni où ni quand. Or, il s'agit pratiquement du même rythme, de la même manière de concevoir une histoire chez Melville, et particulièrement dans
L'armée des ombres : la tension émane des questions existentielles des personnages face aux situations qu'ils rencontrent, et de l'impossibilité de savoir comme cela se terminera à l'issue de leurs décisions.
Au niveau de la réalisation, il y a un gros travail sur la photographie, le cadrage, et même sur le contraste (ce n'est pas pour rien que ça s'appelle
L'armée des ombres). Les acteurs jouent à la perfection, tout en subtilité, particulièrement Lino Ventura qui nous transmet une sorte de rage contenue par un visage qui retient toutes les émotions, et la seule actrice du film, Simone Signoret, qui joue un rôle majeur, à la fois la force (organisation, efficacité, ...) et le maillon faible (elle connaît tout le réseau et elle a une fille) du groupe de résistance. Enfin, la musique est mélancolique, existentielle, parfaite pour ce genre de film.