Les Chaussons rouges |
Réalisé par Michael Powell & Emeric Pressburger Avec Anton Walbrook, Moira Shearer, Marius Goring, Ludmila Tcherina, Leonide Massine, Robert Helpmann
Drame, UK, 2h13- 1948 |
9,5/10 |
Résumé : Le compositeur Julian Craster et la ballerine Victoria Page intègrent la troupe de danseurs dirigée par Boris Lermontov. Celui-ci a pour projet de créer un ballet basé sur le conte d’Andersen, Les Chaussons rouges, l’histoire d’une jeune femme qui danse jusqu’à la mort…
Conte tragique et cruel très librement adapté des « Souliers rouges », l’oeuvre la plus sombre de Hans Christian Andersen, par The Archers (Powell/Pressburger) qui proposent une allégorie baroque et flamboyante sur la dévotion artistique. Derrière la magnificence du technicolor de cette ode à la danse, se profile une véritable réflexion sur le processus de la création artistique et sur le dilemme qui étreint chaque artiste entre l’engagement artistique et l’engagement personnel. Pour Lermontov, le directeur du ballet, la passion de l’art exige tous les sacrifices pour atteindre la perfection. L’art se substitue à tout et devient l’unique condition de la vie. Pas étonnant finalement que pour Martin Scorsese, ce film soit imprimé dans son cœur, que pour Francis Ford Coppola, il soit une référence essentielle. Ces réalisateurs impliqués corps et âme dans leurs œuvres, capables tel Coppola d’atteindre les portes de la folie, se reconnaissent profondément en Lermontov. Pour ma part, c’est surtout Stanley Kubrick que j’aperçois à travers ce directeur perfectionniste, froid, exigeant et tyrannique. Les Chaussons rouges ne délivrent qu’une seule parabole au monde de l’art et du spectacle : créer pour exister.
Rares sont les films, comme
Les Chaussons rouges qui traitent avec autant de génie de l’effervescence de la création artistique. Le film trouve son équilibre dans un duel métaphorique au nom de l’art. Toute la première partie est consacrée au bouillonnement artistique (composition) et nous plonge dans les coulisses de la danse (décors, costumes, maquillages, répétitions, troupe…), ce microcosme passionnel, limite névrotique, ou chaque pas, chaque douleur, chaque effort physique doit s’effacer pour ne laisser paraître que grâce, légèreté et élégance.
Dans la seconde partie les tourments du cœur et des sentiments l’emportent sur la passion de l’art. La ballerine Victoria Page est déchirée entre deux passions, à l’instar de nombreuses héroïnes powelliennes. Car le dilemme est au coeur du cinéma de
Powell/Pressburger. Vicky doit choisir entre danser/Lermontov ou vivre/Julian Craster. Cet affrontement entre création et sentiments prend littéralement vie dans un ballet de 17 minutes, véritable point d’orgue du film, au cours duquel réalité et représentation fusionnent. Un pur moment de fantasmagorie et d’onirisme pendant lequel le destin de Vicky et de la jeune fille aux chaussons rouges se rejoignent dans une farandole d’abord magique et joyeuse puis épuisante et funeste.
Jamais ballet ne fut aussi cinématographique, pas même dans le récent et très bon
Black Swan. Cette chorégraphie créée pour l’occasion par les danseurs
Leonide Massine et
Robert Helpmann est certainement l’un des plus grands moments de créativité de l’histoire du cinéma. Véritable œuvre dans l’œuvre, le ballet cet art théâtral et scénique par excellence, s’affranchi de ses limites et de ses contraintes par la magie du cinéma. Chaque plan se mue en peinture suspendu hors du temps et de la vie, la musique submerge la scène telle une vague déferlante.
Michael Powell et
Emeric Pressburger sont parvenus à obtenir un modèle d’équilibre entre ballet et cinéma, entre danse et image.
Les Chaussons rouges sont un chef d’œuvre intemporel romantique et expressionniste qui nous émerveille par la puissance évocatrice de ses images mais aussi par sa maîtrise formelle.
The Archers, en véritables esthètes du cinéma utilisent avec justesse tous les artifices de l’époque : trompes l’oeil, trucages, feuille tourbillonnante qui se métamorphose en danseur, jeux de transparence, fondus, juxtapositions de plans. Une inventivité visuelle, une maitrise du cadre et du langage cinématographique de tous les instants. Chaque mouvement de la caméra se subordonne à la musique de
Brian Easdale pour constituer non pas un film musical, ni une comédie musicale, mais une sorte de film « composé ». Les jeux de lumière et la photographie de
Jack Cardiff se fondent dans les chatoiements de couleurs d’un technicolor époustouflant de magnificence. Un chef d’œuvre d’esthétisme qui brille enfin de tout son éclat grâce au Blu Ray.
Le duo de réalisateurs a voulu plonger le spectateur au coeur du ballet, cet univers de rigueur de l’esprit et d’exigences physiques, dans lequel les émotions passent uniquement par l’expression corporelle et les visages fardés, dans lequel les mouvements épousent le rythme de la composition musicale. Il était donc nécessaire d’une part de théâtraliser les interprétations et d’autre part d’engager pour certains rôles de véritables danseurs. En effet, les chorégraphies ne sont pas filmées au plus près des danseurs et les réalisateurs ont choisi de retranscrire à l’écran toute l’amplitude, la préciosité et la grâce des mouvements de la danse classique. Dans le rôle de Victoria Page, aucune actrice n’aurait pu faire illusion. Seule une ballerine peut donner cette impression de suspension en vol, d’arrêt dans l’espace au moment d’un saut.
Moira Shearer est donc l’incarnation même de la fougueuse et talentueuse Victoria Page, cette ballerine qui refuse de choisir entre sa passion de la danse et sa passion pour Julian Craster et
Boris Lermontov magistralement interprété par
Anton Walbrook est littéralement possédé par l’art. Directeur froid, intraitable et tyrannique, cœur sombre rongé par son dévouement à l’art, à la fois détestable et profondément humain. Personnage de la démesure et de l’intransigeance, il incarne la part d’obscurité du monde artistique, cette frontière fragile au-delà de laquelle tout artiste peut basculer au nom des exigences de son art. A noter que la relation entre Lermontov et sa première étoile Irina Boronskaja est quasiment calquée sur la véritable histoire entre
Diaghilev et
Nijinski qui se brouillèrent parce que le danseur se maria. En somme
, Les Chaussons rouges proposent au public une relecture sombre du mythe de
Pygmalion. La créature/Vicky façonnée par l’artiste/Lermontov ne devient pas son égérie pour l’éternité.
Chef d’œuvre lyrique et baroque, ravissement pour les sens, Les Chaussons rouges nous invitent à côtoyer les artistes, dans leurs ambitions comme dans leurs doutes, dans leurs gloires comme dans leurs désillusions, dans leurs démesures comme dans leurs déchirements.
« Pourquoi voulez-vous danser ? »
« Pourquoi voulez-vous vivre ? »