Les dents de la mer |
Réalisé par Steven Spielberg
Roy Scheider, Robert Shaw, Richard Dreyfuss
Epouvante/thriller, USA, 2h04 - 1975 |
9/10 |
Résumé : A quelques jours du début de la saison estivale, les habitants de la petite station balnéaire d'Amity sont mis en émoi par la découverte sur le littoral du corps atrocement mutilé d'une jeune vacancière. Pour Martin Brody, le chef de la police, il ne fait aucun doute que la jeune fille a été victime d'un requin. Il décide alors d'interdire l'accès des plages mais se heurte à l'hostilité du maire uniquement intéressé par l'afflux des touristes. Pendant ce temps, le requin continue à semer la terreur le long des côtes et à dévorer les baigneurs.
Grand spectacle et intelligenceCe qui fait plaisir avec Steven Spielberg, c'est qu'il arrive avec chacun de ses films (mise part peut-être La liste de Schindler) à allier grand spectacle appuyée par une belle réalisation et intelligence. Ce n'est pas par hasard que Les dents de la mer sont devenues le premier blockbuster de l'histoire du cinéma, attirant une foule de spectateurs : une B.O. simple et immédiatement identifiable, associée à la chasse du requin (et qui joue parfois astucieusement avec nos nerfs), et des scènes assez violentes pour l'époque bien que rares, avec des litres de sang et quelques membres arrachés.
Une critique de la société de consommationMais ce film est bien plus qu'une propagande anti-requins. La mer et ce qu'elle masque dans ses abysses sont le terrain d'enjeux multiples. Pour le maire elle est le gagne-pain de la ville, et n'hésite pas à relativiser les faits pour que l'économie n'en pâtisse pas. Pour les vacanciers, elles sont le lieu-commun du délassement. Ce double aspect loisirs-économie est le lot quotidien de notre société, alternant travail et vacances : la critique de la société de consommation est d'ailleurs à peine voilée, dont l'inconscience est identifiée avec les vacanciers en train de se baigner malgré les risques encourus, et dont l'esprit de masse est représentée par ce couple de vieux qui entraîne par leur mouvement tous les autres plagistes, et qui se soldera par un drame.
La peur des abyssesEnsuite, d'autres niveaux de lecture autour du thème de la mer sont présents :
- le père est effrayé par ce que cette surface cache, comme s'il ne pouvait contrôler ce qui s'y passe dessous (ainsi, il y a une allusion à son ancien lieu d'habitation où il était obligé de surveiller tout le temps ses enfants, sujets à un danger latent : il croît trouver la tranquillité sur cette île aux allures paradisiaques, mais il devra au contraire affronter les peurs qu'il avaient fuies physiquement) ;
- la scène inaugurale présente deux jeunes adolescents qui se terminent par un drame, montrant symboliquement le danger d'un acte aussi anodin qu'un acte sexuel – qui sera le terreau de beaucoup de films d'horreurs –, lieu de passage à l'âge adulte ;
- enfin, le pêcheur qui se déclare pour chasser le requin a lié sa vie aux requins après avoir servi pour la deuxième guerre mondiale, à la suite du naufrage de son sous-marin où il a vu nombreux de ses camarades se faire bouffer par ces prédateurs.
Ainsi, le requin représente pour ces trois derniers personnages des peurs souterraines, que la mer symbolise de manière ancestrale. L'auteur de
Moby Dick l'a très bien compris, celui de
20 milles lieux sous la mer également, et longtemps avant eux, Homère avec
L'Odyssée.
C'est un peu différent pour le scientifique qui a une crainte raisonnable des requins, dont la chasse est en fait un prétexte pour se mesurer au savoir pratique du pêcheur.
Ainsi, le rationaliste (le scientifique), le pragmatique (le pêcheur), et le peureux (le commissaire) s'unissent pour ce combat épique. La fin du film, qui montre un bateau se faisant engloutir peu à peu par la mer et le requin, véritable roi de cet univers, illustre bien la démesure des actes humains par rapport aux choses qu'ils désirent maîtriser mais qui leur échappent jusqu'à leur propre autodestruction, parfaitement représentée par le marin-vétéran de guerre qui a voué sa vie entière à la mer, à la fois gagne-pain et lieu traumatique (comme si le passé l'avait finalement rattrapé). Finalement, dans le même genre d'attraction/répulsion des profondeurs abyssales, je trouve que les voisins proches des
Dents de la mer sont
Alien,
The thing, et
Abyss, tous les trois mettant en images cette peur primale par rapport à ce qu'on ne connaît ou ne maîtrise pas.
Quelques thèmes chers au réalisateurPassons à des thèmes appartenant plus spécifiquement à Spielberg. D'abord, la relation de l'adulte à l'enfance. Le commissaire agit de façon protectionniste par rapport à ses enfants, instaurant ainsi une distance avec eux. Une très belle scène rapproche le père de son enfant, se mettant à faire des grimaces, comme pour se mettre sur un pied d'égalité. Ensuite le thème du monstre, représenté ici par le requin, précédemment illustré par un camion fou sans conducteur connu dans Duel, et poursuivi plus tard par le T-Rex dans Jurassik Park. Entre ces trois machines à tuer, un lien : leur cri bestial qui clôt chacun de ces films, faisant écho à nos peurs subconscientes. Peut-être qu'à la suite de la mise à mort (cathartique ?) du requin, le commissaire peut enfin retrouver sa place de père, comme en témoigne le dernier plan, une plage vierge, désamorcée de toute tension, redevenue un lieu de tranquillité.
Une réalisation soutenueLa réalisation est très bonne, avec surtout ce superbe plan : un travelling compensé lorsque le requin pénètre dans le territoire de la plage, procurant un effet de déstabilisation du commissaire, et par truchement, du spectateur. Au niveau de l'histoire, le film est essentiellement scindé en deux : la première présente l'intrigue, les personnages, et les enjeux, et la seconde met en scène la chasse au requin. Ce dernier apparaît peu, ménageant un certain suspens, et on le voit beaucoup à travers ses yeux et la réaction de ses victimes : les meilleurs scènes du monstres sont d'ailleurs celles qui suggèrent sa présence, car la transition entre les vrais requins et le robot n'est pas toujours du meilleur effet. D'autre part, Spielberg a un véritable sens du cadrage, et en termes d'ambiance, j'ai particulièrement apprécié la scène d'introduction filmée pendant la nuit, et ensuite la scène où l'océonographe et le commissaire surpassant sa peur pour les fonds marins pénètrent dans l'océan durant la nuit et dans la brume : ces deux scènes procurant un véritable sentiment d'étrangeté par rapport à la mer que l'on croit connaître, à la fois fruit de joie pour les jeux d'été, et source de danger pour l'inconnu qu'elle suscite.
Les dents de la mer réalisent la parfaite synthèse entre film à grand spectacle et thèmatiques développées à second niveau, générales ou propres à Spielberg. Bien loin de la propagande anti-requins pour laquelle on a voulu faire passer ce film.