Le grand silence, Sergio Corbucci (1968)
L'enfer blanc
Déjà, changement de lieu. Le désert de sable devient un désert de neige, avec des inconvénients comparables, mais inversés (je mets entre parenthèses les inconvénients dans un désert de sable) : le froid glacial voire mortel (la chaleur intenable), les chevaux s'embourbent facilement (ils mouraient de faim et de soif), la faim (la soif), ... Tout comme dans les westerns "solaires", ce western "blanc" a le désert comme personnage à part entière (premier plan resserré sur un cow-boy - le muet - perdu dans la blancheur de la neige, puis dézoom faisant contraste entre immensité de l'environnement et petitesse du personnage) où la vie et la mort se côtoient, comme en témoigne l'introduction, dont le danger est annoncé par des corbeaux, et se confirme par un règlement de compte entre des chasseurs de primes et un cow-boy solitaire.
Transgression des codes du western américain
A l'image de la grande tradition des westerns spaghetti, Le grand silence n'échappe pas à la transgression des codes américains : La loi du plus fort et l'anarchie ont remplacé l'ordre et la justice. Mais rarement on est allé aussi loin dans ce sens-là.
- Le justicier solitaire (interprété par Jean-Louis Trintignant, dont l'apparence et le mutisme peuvent faire penser à du Eastwood, mais est très loin de ce type de personnages impassible à la mort et à la violence), équipé d'un Mauser C96, ne tire que si on dégaine avant lui (il essaie aussi de tirer sur les pouces pour essayer de ne pas tuer son adversaire). Il n'est pas le personnage le plus présent à l'écran, et semble même être parfois un simple figurant, relégué à l'arrière-plan, faisant ainsi de lui le parfait témoin de la violence à l'oeuvre. Au départ considéré comme un véritable héros, aussi bien par les bandits chassés par les chasseurs de prime que par les habitants du village, il ne pourra pas préserver longtemps la justice, tenant trop à son principe de légitime défense, qui le protège de la loi, mais le rend faillible aux yeux de ceux qui sont prêts à tout pour l'avoir. Son mutisme symbolise également son impuissance face à la violence.
- Le shérif ne tue que pour donner l'exemple, mais préfère garder les bandits en vie pour qu'ils puissent être jugés. Sa fonction est tournée en dérision par certains chasseurs de prime. Il a de la compassion pour les hors-la-loi, qui ne sont pas véritablement méchants mais essaient de survivre, et leur laissera de la nourriture à la bordure du village. Il sera finalement mis en défaut à cause de son principe de la justice.
- Les bandits ne sont pas aussi mauvais que ce qu'en disent les chasseurs de primes. Leur situation est misérable, car ils meurent de faim, et abattront le cheval du shérif rien que pour se nourrir. Bien souvent, leur tête est mise à prix pour des mauvaises raisons, surtout parce que celui qui s'en occupe est banquier, qui représente l'absence de scrupules : pour lui, ces bandits ne sont qu'un moyen de s'enrichir ou pour obtenir des choses qu'il n'aurait pas obtenues autrement. Ainsi, par exemple, pour avoir une femme qu'il désire, il donne une prime à celui qui ramène la tête de son mari.
- Les femmes se font exploiter comme prostituées ou bien leurs maris sont tués, leur tête étant mise à prix. Une histoire d'amour se produit entre le muet et une veuve (une afro-américaine !), qui retrouvent un bonheur fugace dans ce monde régi par la violence. Ce couple est vraiment touchant, réunissant une paire d'âmes souffrantes, mais ce mirage est vite éventé, ne pouvant exister dans ce monde où l'anarchie fait la loi.
- Les chasseurs de primes, qui ne sont plus solitaires mais se déplacent en bande, sont les personnages principaux du film, particulièrement celui qui est incarné par Klaus Kinski, parfait en tueur opportuniste (il pourrait ramener les bandits en vie, mais selon lui ça coûterait trop cher, et la société est trop contente d'en être débarrassée), cynique (il reprend la technique du muet à son avantage : lorsqu'une femme lui tire dessus en le manquant, il réagit par légitime défense) et maniéré comme une femme. Pour lui, seul compte le principe du plus fort.
Le temps de la justice est révolue
Le climax de la fin est juste incroyable : je dirais seulement sans trop en dévoiler que ce film porte sur les chasseurs de prime, et la nécessité de changer ce principe injuste de donner la justice, car ils sont beaucoup plus mauvais que les bandits qu'ils poursuivent. Leurs méthodes sont violentes, fascistes dirait-on aujourd'hui, et ne sont motivées que par l'argent et non par la justice. Il s'agit du western crépusculaire par excellence, ressemblant légèrement à Il était une fois dans l'Ouest, où l'on voyait aussi la civilisation abolir le temps des justiciers et des hors-la-loi, mais en insistant beaucoup plus sur la violence de ce système.
Contrairement à du Leone, le sang gicle. La tension des duels est là, mais ces derniers ne sont pas aussi stylisés que du Leone. La B.O. de Morricone est à la fois magnifique et inquiétante, et permet vraiment de plonger dans cette ambiance crépusculaire. Cette différence de ton et de forme avec Leone est intéressante, car loin de mettre en scène la vengeance, Le grand silence nous raconte que le temps des justiciers et de la vengeance rendue est terminé, et que maintenant c'est celui des chasseurs de prime et de l'anarchie. Sur ce point là, je trouve que Sergio Corbucci va plus loin que son compatriote.
Le temps des justiciers (du côté de la loi ou de la vengeance juste) est révolu, remplacé par celui des cyniques chasseurs de prime assoiffés d'argent. Le grand silence = la crème des westerns crépusculaires.