Cinquième et avant-dernière participation de Misumi, il s'agit vraiment du réalisateur le plus plaisant à regarder, à défaut d'innovations significatives. Cependant, l'angle abordé est relativement original, car nous retrouvons au début Zatoïchi comme simple yakuza, tuant pour de l'argent, qui est la nouvelle marque de la série à partir de l'épisode 16, consistant en l'acceptation de son côté obscur. Mais en même temps, il va tuer un innocent, produisant en lui des remords profonds et le désir de se faire pardonner, qui est plutôt le propre des épisodes précédant ce tournant décisif. Ainsi, j'ai l'impression d'être face à une histoire hybride, constituée de deux visions différentes du personnage. Mais le véritable thème semble plutôt une remise à plat de la légende pour revenir à un personnage plus humain, avec ses contradictions et ses zones d'ombre, brisant ainsi la logique d'une mystification de Zatoïchi développée dans
Le justicier et
Le défi.
NarrationContrairement à l'épisode précédent, qui avait fait de Zatoïchi un demi-dieu vivant, le drame et l'humour vont de pair dans la caractérisation du personnage et donc de l'histoire : la première scène comique, qui montre Zatoïchi en train de conseiller aux enfants de tremper leurs graines dans du saké pour attraper des oiseaux, succède à une affirmation prophétique du masseur aveugle qui annonce, après la chute d'un fruit mur, que quelqu'un va bientôt mourir (à prendre dans un double sens : au sens propre, que sa destinée le mène toujours à des combats à morts, et au sens symbolique, que sa propre légende va mourir, prête à pourrir).
Application formelle du code d'honneur : damnation et salvation de ZatoïchiL'histoire principale commence ensuite, déroulant intelligemment les différentes péripéties, toujours riches en thématiques chez Misumi. Zatoïchi se retrouve donc chez un Yakuza, accompagné d'un "sidekick" comme dans
Zatoïchi and the doomed man. La présence de Zatoïchi dans le milieu permet de prendre la mesure du rapport de ce dernier avec le code d'honneur. Or, je pense qu'il agit à l'instar du samouraï mystérieux dans
Route sanglante, qui appliquait la loi formellement sans penser aux vies ainsi changées : en effet, la mission de ces deux hommes est de tuer un homme qui n'aurait pas payé sa dette. La scène qui suit est un petit bijou d'humour, montrant d'abord Zatoïchi à la traîne derrière les yakuzas, puis à la tombée de la nuit, les rapports sont inversés. Mais la scène suivante est beaucoup plus dramatique. Ces changements de tons entre comédie et drame sont fréquents dans l'épisode, et permettent ainsi de jouer, suivant un ton léger ou plus mélodramatique, avec les forces et les faiblesses du personnage. Car il s'agit bien de cela, de "casser" la légende. Ainsi, comme dans
Le justicier, Zatoïchi est dupé par le Parrain, sauf que ça va bien plus loin. En effet, dans l'autre épisode, le Parrain a subi une conversion du coeur, corrompu par le pouvoir, alors qu'il avait un fond juste. Or ici, son coeur est déjà mauvais, voulant en fait s'emparer de la soeur de l'homme à exécuter, grâce à qui il peut gravir un échelon dans le pouvoir, et Zatoïchi lui-même se contente d'exécuter le contrat sans discernement : ce dernier n'a donc plus cette faculté à distinguer le bien du mal. Je trouve que la séquence du meurtre est un moment vraiment intense, qui parvient à mettre en oeuvre successivement le talent mortel de Zatoïchi, son erreur de jugement, la subversion du code d'honneur par le Parrain, la détresse de la jeune femme qui accourt auprès de son frère, et la révélation de la seule personne à respecter vraiment le code d'honneur des yakuzas, à savoir Zatoïchi, mais qui au final a coûté la vie à un innocent. La réaction du masseur aveugle, selon moi, confirme ce que j'ai dit plus haut : il est devenu ce qu'il détestait en respectant le code à la lettre, mais c'est aussi l'effraction de ce dernier qui l'a délié de l'autorité du Parrain, et qui l'a incité à libérer la jeune femme de force. Autrement dit, c'est en puisant dans sa source culturelle, le code d'honneur des yakuzas, qu'il a détruit la vie de la femme en même temps qu'il a sauvée : cette ambiguïté hantera la relation de cette dernière avec Zatoïchi. De son côté, le Parrain ira au bout de sa trahison du code en assassinant le marchand pour prendre sa place, uniquement attiré par l'argent et le pouvoir. Pour lui, le respect du code n'est donc ni plus ni moins qu'une hypocrisie servant à servir ses intérêts.
Relation du bourreau et de la victime : un processus lent et difficile d'acceptationLe centre de l'intrigue reposera ensuite sur la relation entre Zatoïchi et la jeune femme, qui a un statut double, en partie à cause de l'usage ambigü du code d'honneur dont je viens de parler. D'une part, elle semble pardonner au tueur de son frère de ce qu'il a fait, car ce dernier s'est mal conduit en demandant un prêt au Parrain et elle lui doit aussi la vie. Mais d'autre part elle est rongée par son besoin de se venger et d'obtenir réparation. Nous sommes bien loin de l'acceptation habituelle assez rapide de la femme du tueur de leur parent que l'on trouvait dans pas mal d'épisodes précédents. Ici, le processus du pardon est beaucoup plus lent, comme en témoigne la perception brouillée de la jeune femme, qui confond la dextérité de Zatoïchi aux jeux avec celle de son art du sabre, qui met également en évidence tout le paradoxe du personnage, qui sous l'apparence du jeu, agit tout aussi sournoisement avec son sabre contre ceux qui le malmènent. De la même manière, il a tué un yakuza sous le seul motif qu'il l'a insulté trois fois, révélant ainsi tout son côté obscur derrière son air maladroit et débonnaire d'aveugle. Par conséquent, rarement les démons de Zatoïchi n'ont été aussi bien mis en évidence, et dont la réussite de traitement doit beaucoup au traumatisme de la femme qui ne s'efface pas par magie. Et je signale au passage la prestation de l'actrice qui interprète son rôle avec beaucoup de sensibilité, l'un des personnages féminins les plus touchants de la série.
Un jeu du chat et de la souris qui tourne en dérision la légende entourant ZatoïchiTout au long du récit, les yakuzas essaieront de récupérer la jeune femme, et un mystérieux samouraï ronin, apparemment amoral comme dans
Voyage en enfer (et dont le charisme me rappelle justement le samouraï de ce film, l'humour en plus), souhaite prendre ce qu'il veut sans faire référence à un quelconque code : la femme et la vie de Zatoïchi dans un duel. Ironiquement, il représente la figure martiale de cet épisode, car le masseur aveugle arrive souvent en retard au point de rendez-vous des combats. En effet, ce qui ne va pas faciliter la tâche à ce dernier, c'est qu'à plusieurs reprises, la femme décide de partir d'elle-même, ignorant les dangers qu'elle encourt. Elle change ainsi de mains assez fréquemment, passant du samouraï ronin aux yakuzas voulant l'employer comme prostituée de luxe, et produisant pas mal de péripéties plus ou moins amusantes (la poursuite sur la route est assez collector dans le genre) : cette tournure en dérision de Zatoïchi (duperies, erreurs en tout genre, runnings gags, ...) participe simultanément d'une démystification de la légende pour revenir à un personnage plus humain, et donc plus faillible, à l'image du
Voyage meurtrier et des deux épisodes qui l'ont succédé.
Un climax de grande qualitéDans cet épisode, la musique est quasiment absente, comme si le silence attendait d'être rempli par la scène finale, un climax de toute beauté, voyant s'affronter le samouraï ronin avec Zatoïchi, l'un des duels les mieux chorégraphiés et filmés de la série, se déroulant au rythme des tambours comme dans
The blind's swordman vengeance (sauf qu'ici ils ne sont pas provoqués volontairement par l'adversaire, mais sont utilisés pour annoncer la productivité des moissons : un délicat mélange de vie et de mort) qui empêchent notre héros de se battre correctement. Ce très beau combat est précédé par un autre dans une ambiance clair/obscur rendant Zatoïchi au contraire invincible, comme dans
Flashing's sword. Ainsi, l'idée thématique de ces deux scènes de combat n'est pas très originale, mais tous deux sont mis en scène de manière très différente, et surtout ont la bonne idée de se succéder, mettant ainsi l'accent sur les forces et les faiblesses physiques de Zatoïchi.
La fin du film est belle et brutale à la fois. Zatoïchi a rempli sa dette : le clan est entièrement anéanti, et de l'argent est laissé à la femme. Ainsi, cette dernière est devenue libre de toutes entraves. Par contraste, les propriétaires des Geishas se jettent simultanément sur l'argent, mettant en avant leur abominable avidité. Malgré les supplications de la femme, Zatoïchi part pour une autre destination, sans raisons particulières. Veut-il qu'elle ne risque pas sa vie à cause d'elle, comme ce fut le cas dans d'autres épisodes ? Est-ce pour qu'elle profite de sa liberté ? Personnellement, je pense qu'il agit en fonction de son code d'honneur : après avoir réglé sa dette, son rôle dans l'histoire est terminé. Cet égoïsme masqué derrière l'application formelle du code est glaçant d'insensibilité, mettant de nouveau à nu les contradictions de Zatoïchi.