MULHOLLAND DRIVE-------------------------------------------
David Lynch (2001) |
10/10 Attention : Spoilers!Mulholland Drive est un film complexe et il est difficile d'en faire une critique tant l'expérience est hypnotique et sensuelle.
Lynch est connu pour ses scénarios étranges, presque expérimentaux, ses jeux de piste avec un fil conducteur tout droit sorti d'un délire onirique, et Mulholland constitue pour moi son chef d’œuvre; jamais l'art du réalisateur n'a été aussi maîtrisé et jamais le "glissement" de l'histoire n'a autant touché au sublime.
La 1ère partie suit la rencontre entre une actrice blonde débutante, Betty (on découvrait alors la belle Naomi Watts) et une brune amnésique et mystérieuse, Rita (magnifique et sensuelle Laura Harring). De leur rencontre fortuite (l'une se cache chez la tante de l'autre) va naître une complicité troublante et les 2 héroïnes vont s'associer pour remonter le fil de cette histoire débutée par un accident sur la route des collines de Mulholland Drive. Une intrigue classique et étrange à la fois avec en toile de fond l'univers d'Hollywood, de son cinéma et ses fantasmes, rehaussée par une autre intrigue mettant en scène un réalisateur "branché", Adam (Justin Théroux) en proie à des déboires personnels et une manipulation étrange (la production mafieuse de son film veut lui imposer une actrice inconnue, Camilla Rhodes). Lynch oscille subtilement entre le classicisme d'un cinéma qui magnifie ses personnages et ses décors avec une caméra habile et un symbolisme dosé à la perfection, et le modernisme des films de gangster sauce Tarantino, avec meurtre et humour décalé, tout en y introduisant quelques touches de son univers baroque si particulier. Il use ainsi avec une parcimonie savoureuse de ses scènes déstabilisantes remplies d'un "bestiaire" de personnages et de choses étranges (le cowboy, les personnages de la scène du Winkies, Coco, Louise, l'homme au fauteuil roulant, la clé bleue...). Puis en même temps que la tension se fait de plus en plus pressante et que l'intrigue et les corps vont se resserrer (magnifiques scène de la découverte morbide dans la maison de Diane puis de leur scène d'amour torride) le "basculement Lynchien" va avoir lieu projetant l'histoire dans un deuxième univers.
La transition intervient ainsi lors d'un entracte représenté par une scène d'un spectacle d'un cabaret étrange dans lequel vont se rendre les 2 femmes. La frontière entre le rêve et la réalité disparaît et le réveil de Betty dans ce 2e monde est intensément troublant et déstabilisant (pour le spectateur aussi), comme lorsqu'on sort d'un "rêve étrange et pénétrant", avec la peur au ventre (comme celle de Betty devant le spectacle) et une impression de vertige (comme le vide de la boîte bleue qui tombe au sol) : les cartes sont alors complètement redistribuées et les rôles et faits qu'on croyait acquis s'évanouissent : la candide Betty est devenue Diane, une actrice dépressive, la fragile Rita est Camilla, une actrice froide et perverse, Coco est en fait la mère d'Adam qui est le fiancé de Camilla, et c'est la serveuse du Winkies qui s'appelle Betty... Tous les personnages esquissés dans la 1ère partie se fondent dans de nouveaux personnages, différents avec en même temps cette étrange impression de déjà-vu, tout comme les objets et les lieux, et le récit bascule alors sur la relation conflictuelle de Diane et de Camilla, mise en scène du point de vue de Diane et de ses flashbacks. On apprend alors que la déception et l'amour ont poussé celle-ci à organiser l'accident du début du film et ainsi le meurtre de Camilla. Alors, Diane, névrosée, dans une dernière scène qui traduit son atroce souffrance (le remord et le fantasme que Camilla ait survécu et que les 2 femmes se soient de nouveau retrouvées en reproduisant ainsi le schéma de la 1ère partie du film), met fin à ses jours dans la même maison que celle découverte par les 2 femmes dans la 1ère partie.
La boucle est bouclée et la démonstration formelle grandiose. En entrecroisant ainsi les histoires, jamais Lynch n'avait été aussi brillant pour dépeindre cette réalité étrange à la frontière des rêves. Son récit n'a jamais été aussi déroutant, car les indices sont imbriqués et évanescents. Et si la trame de l'histoire peut être en partie éclaircie, la réalité et le rêve ne sont pas si évident à démêler. (Betty fantasme t'elle la 2e partie, ou Est-ce Diane qui a en fait rêvé durant cette 1ère partie - le doute est permis, notamment par la présence des 2 petits vieux en toute fin...) La dernière scène lancinante parachève cette expérience troublante, en intimant au spectateur le silence, en même temps qu'elle le ramène à sa propre réalité. La caméra de Lynch dans cette 2e partie fait aussi des merveilles avec des plans qui alternent entre des travellings d'une grâce inouïe (l'arrivée des 2 femmes à la soirée de chez Adam) soulignés par le score magnétique de Badalamenti et des images d'une crudité viscérale (la masturbation, le suicide final).
Mais là où le réalisateur signe aussi un grand film, c'est dans la maîtrise incroyable de son histoire et de son univers, qui réussit le mélange parfait entre le délire Lynchien, le polar mystérieux et l'histoire d'amour. La direction d'acteurs et le casting sont exemplaires, les décors grandioses et la toile de fond passionnante; car Lynch, en même temps de réaliser le chef d’œuvre de son art transcendantal et onirique, signe aussi une déclaration d'amour magnifique à la magie du cinéma (ses artifices), au jeu des acteurs (l'amnésie), et aussi au spectateur en l'impliquant durablement dans ce rêve de cinéma.
Un film d'une puissance rare.