Irréversible de Gaspar Noé
(2002)
Quatre ans, c'est le temps qu'il aura fallu à Gaspar Noé pour préparer son second long-métrage. Un film ambitieux, se voulant être le porte-étendard de la vision à la fois pessimiste et magnifique que porte le cinéaste sur le monde et la vie en général, le tout ancré dans une fiction qui mettrait le propos dénoncé à la portée de tous. Après une première projection au Festival de Cannes qui fit grand bruit (une bonne moitié des estivants sortant en plein milieu du film en le sifflant, pendant que l'autre moitié sortait à la fin en acclamant le film, son auteur et ses acteurs) et une sortie en France qui mitigea le public qui ne s'attendait pas un tel choc cinématographique, retour sur un film qui, presque dix ans après sa sortie, fait encore parler de lui, en bien ou en mal, mais toujours avec un certain ton qui indique que personne ne peut rester indifférent devant
Irréversible.
Revenons d'ailleurs sur la polémique le temps de quelques lignes, une polémique qui n'a même pas lieu d'être, à mon humble avis, pour la simple et bonne raison que l'intérêt du film se trouve bien autre part que dans la provocation gratuite qui n'est d'ailleurs jamais présente, mais que la plupart des spectateurs effarouchés se plaisent à voir pour se rassurer eux-mêmes. Il est étonnant d'ailleurs de voir que seulement deux scènes sont véritablement ancrées dans la tête des spectateurs dégoûtés du film, la première étant le fracassage de crâne avec extincteur made in Dupontel (une scène violente certes, mais qui est loin d'être la pire du genre) et la seconde étant le viol du personnage de Monica Bellucci, pivot central de l'œuvre en terme de construction narrative mais aussi en terme de symbolique. Selon beaucoup de personnes, le viol ne devrait être montré de front et en intégralité comme a pu le faire Noé dans son film alors que, a y réfléchir, il est bien plus dégradant de montrer un viol de façon déconstruite, avec un jeu de montage ou bien une simple ellipse, techniques qui ne font finalement que simplifier pour ainsi dire le viol lui-même (au hasard, on se souviendra du viol du
Salvador d'Oliver Stone, banalisé au possible). Irréversible ne cherche donc pas à choquer, comme pourrait le penser un certain nombre de spectateurs, mais bien à dépeindre une certaine réalité que l'on ne voit, certes, pas tout les jours, mais qui reste présente néanmoins. Ainsi, la scène se déroulant dans la boîte Le Rectum se veut être une véritable descente aux enfers (à l'image des personnages vivant à l'intérieur, suintant le vice par tout les pores de leur peau) où l'image (une caméra jamais immobile, défiant les lois de la gravité) et le son (Thomas Bangalter, plus connu avec le casque des Daft Punk sur le crâne, diffuse lors de cette scène une fréquence inaudible qui a tendance à provoquer des maux d'estomac et de tête) contribuent à dépeindre le côté extrêmement glauque de l'endroit, au contraire des appartement bourgeois parisiens où se déroule l'autre moitié du métrage.
L'autre grande particularité d'
Irréversible se trouve dans son montage, qui se veut à la fois linéaire et labyrinthique, en reprenant la même construction narrative que celle du
Memento de Christopher Nolan (référence avouée et totalement assumée de la part de Gaspar Noé), à savoir un schéma où le film commencerait par la fin pour aller de plus en plus vers le début du récit à l'aide de séquences découpées dans le temps. Sauf que là où
Memento se contentait d'être un film grand public assez malin pour utiliser ce procédé avant les autres,
Irréversible pousse le concept jusqu'au bout en intégrant le générique de fin (défilant à l'envers) au début du film mais surtout en proposant en guise de séquences des plans-séquences uniques, parfois bien réels (le souterrain, le métro), avec des raccords (la scène du Rectum) ou même des incrustations numériques invisibles (la caméra passant à travers les vitres d'une voiture en marche pour saisir totalement la discussion énergique entre deux personnages). De ce fait,
Irréversible est aussi un film difficilement abordable en terme de forme, la première partie du film étant la plus viscérale alors que la seconde partie se révèle être la plus belle, la plus poétique (magnifique baiser de cinéma à travers un rideau de douche) mais aussi la plus triste, puisque l'on sait sait ce qu'il va advenir de ces personnages qui n'ont jamais rien demandé hormis une vie simple et sans malheurs. Car
Irréversible est un film sur le temps qui passe, qui détruit tout (phrase fétiche de Gaspar Noé), sur le destin et ses jeux cruels (les rêves sont ici annonciateurs de ce qui se déroulera plus tard), un temps où chaque petit détail à son importance puisque le regard que le spectateur peut lui porter changera du tout au tout au fur et à mesure que le film avance.
Irréversible est donc aussi un film dense malgré sa courte durée, où les hommages et références, notamment au cinéma de Stanley Kubrick, se succèdent sans jamais être gratuits (l'affiche de
2001, A Space Odyssey faisant ouvertement référence à la révélation finale du film de Noé) et permettent au cinéaste de garder une certaine continuité dans son œuvre (à l'instar de Kubrick dans
2001,
Barry Lyndon et
Shining, Noé se permet de s'auto-référencer en incluant le personnage du boucher de
Carne et
Seul Contre Tous, joué par Phillipe Nahon, en début de métrage et annonce son œuvre prochaine,
Enter The Void, avec une plongée zénithale suivie d'un effet stroboscopique du plus bel effet en guise de dernier plan). On remarquera aussi une particularité flagrante au niveau du casting, celle de jouer à fond la carte de la véracité. Ainsi, pas de grandes interprétations mais des personnages toujours justes (la complicité entre Albert Dupontel, Monica Bellucci et Vincent Cassel est juste remarquable) et où l'on n'hésite pas à improviser sans nuire au film (les dialogues du plan-séquence dans le métro n'ont jamais été écrits et s'intègrent pourtant d'une façon exceptionnelle au récit dans son ensemble.
En bref,
Irréversible est certainement le film français le plus osé, que ce soit sur le fond ou la forme, depuis plusieurs décennies, arrivant à dépasser le statut de film choc pour transcender son art et faire passer un message universel bouleversant avec, en fond, la tragique Septième Symphonie de Ludwig Van Beethoven. Il n'y a aucun doute, ceux qui critiquent le film pour des raisons éthiques n'ont jamais visionné
Irréversible dans son ensemble. Car oui, Irréversible est une œuvre majeure, difficile d'accès mais d'une beauté infinie capable de toucher n'importe qui. En cela, Gaspar Noé a clairement réalisé le meilleur film français du début du 21ème siècle mais aussi l'une des œuvres les plus marquantes de l'histoire du cinéma mondial. François Truffaut avait dit un jour vis à vis du
Sunrise de F.W. Murneau qu'il était le plus beau film du monde, il aurait en dire de même pour
Irréversible, et il aurait eu bien raison.
PARCE QUE LE TEMPS DÉTRUIT TOUT - PARCE QUE CERTAINS ACTES SONT IRRÉPARABLES - PARCE QUE L'HOMME EST UN ANIMAL - PARCE QUE LE DÉSIR DE VENGEANCE EST UNE PULSION NATURELLE - PARCE QUE LA PERTE DE L'ÊTRE AIMÉ DÉTRUIT COMME LA FOUDRE - PARCE QUE L'AMOUR EST SOURCE DE VIE - PARCE QUE TOUTE HISTOIRE S'ÉCRIT AVEC DU SPERME ET DU SANG - PARCE QUE LES PRÉMONITIONS NE CHANGENT PAS LE COURS DES CHOSES - PARCE QUE LE TEMPS RÉVÈLE TOUT - LE PIRE ET LE MEILLEUR
10/10