2001, l'Odyssée de l'espace
Un film de Stanley Kubrick
10/10
Écrire sur un film comme 2001, l’Odyssée de l’espace n’est pas une mince affaire. Œuvre intemporelle par excellence, incroyablement avant-gardiste mais reflet d’une époque au contexte particulier, le film de Stanley Kubrick est incontestablement une œuvre majeure du septième art : il aura bâti les fondations d’un nouveau cinéma désormais constamment imité – que ce soit en matière de science-fiction, d’effets spéciaux ou d’approche théorique. 2001, l'Odyssée de l'espace est à la fois le symbole d’un Hollywood victorieux et le déploiement d’une méthode anti-conventionnelle bâtissant un récit autour d’un concept abstrait et philosophique. Dorénavant, il y aura un avant et un après 2001, l’Odyssée de l’espace : son génie aura fait entrer le cinéma dans une nouvelle ère.
Conceptualiser l’existence humaineDécomposé en quatre parties clairement distinctes, 2001, l’Odyssée de l’espace est une vision globale de l’humanité reposant sur une intrigue qui ne sert finalement qu’à justifier une réflexion que l’on pourrait clairement qualifier de philosophique. Alors que l’homme découvrait l’outil il y a plusieurs milliers d’années, le voici désormais lancer dans la conquête de l’espace, lieu reposant sur des lois qu’il ne contrôle pas. Dans sa quête de grandeur, l’être humain sera confronté à la découverte d’un mystérieux monolithe, haut de plusieurs mètres et d’une couleur noire glaciale.
Comme la plupart des films de son réalisateur, 2001, l’Odyssée de l’espace propose une vision particulièrement pessimiste de l’humanité. Présenté dans son ensemble – de sa naissance il y a plusieurs milliers d’années à son inévitable extinction – l’être humain est conceptualisé par Kubrick comme une entité hétérogène, à géométrie variable en fonction du cadre dans lequel il évolue. Si les quinze premières minutes, qui présentent une meute de primates découvrant les joies de l’outillage, pourraient apparaitre comme un miroir de la nature humaine – la violence, l’esprit d’équipe, la compétition –, la seconde et troisième partie du film misent avant tout sur une lucide projection de nos existences futures. Confronté à la domination de ses propres outils, l’homme doit réapprendre à marcher, à faire ses besoins, à manger : la conquête spatiale redéfinit sa nature dans sa plus profonde définition. A l’image cette scène où un homme, soumis à l’apesanteur, n’arrive plus à attraper un vulgaire stylo, l’évolution et le progrès technique qui en découle propulsent paradoxalement l’être humain dans une chute infernale et inéluctable.
L'opposition créée par le choc visuel de la première partie et de celles qui la suivent permet à Kubrick d’établir des réflexions contrastées, jamais définitives. En découvrant l’outil, le primate en ressort grandi – la contre-plongée géniale en accentue le constat [1] – et civilisé : sa conscience est née en même temps que son avenir. Le primate est devenu Homme qui pense, Homme qui parle, Homme qui domine – dans sa définition, l’Homme est un être faisant deux avec la Nature. Néanmoins, cette découverte fera de lui un être sensible et dépendant : projeté plusieurs milliers d’années plus tard au détour d’un fondu enchainé magistral [2], le spectateur ne peut qu’accuser le choc en observant que la civilisation a plongé notre espèce dans une folie des plus incontrôlables. Les vaisseaux spatiaux ont une forme étrangement humaine et semblent valser sur des airs de musiques classiques tandis que l’homme est contraint de vivre loin de son environnement, tel un poisson hors de l’eau.
Ce fatalisme créé par le caractère paradoxal de l’outil – la naissance, la mort – atteint son paroxysme dans la troisième partie du film, où une nouvelle forme de vie apparait : l’Intelligence Artificielle. L’ordinateur HAL 9000, qui parle et se comporte comme n’importe quel être humain, est la représentation la plus développée de ce que l’homme est parvenu à créer : celui-ci à transcender les règles de l’entendement en devenant littéralement dépendant de sa Création – HAL 9000 contrôle les déplacements du vaisseau spatial, et donc la vie de ses occupants. Cette forte critique de l’avenir technicien de l’homme permet d’établir les contours d’un nouveau type de cinéma : 2001, l’Odyssée de l’espace est en effet un film hautement polymorphe, qui oscille entre science-fiction, thriller spatial, film expérimental – sa dernière partie, apothéose physique et morale d’un voyage de plusieurs millénaires – et film d’anticipation.
Un film gigantesqueS’il dispose clairement d’un message autant universel que personnel, 2001, l’Odyssée de l’espace apparait aussi comme le début d’un nouveau cycle pour son cinéaste. Rompant avec ses précédents longs-métrages, Kubrick impose avec son film une nouvelle ligne directrice qui influera l’ensemble de ses futures œuvres. Le parallélisme de l’image, l’obsession du mouvement circulaire ou l’omniprésence des musiques – qui contrôlent littéralement l’écran – sont des éléments qui singularisent profondément 2001, l’Odyssée de l’espace, en faisant un film unique au caractère très Kubrickien. L’audace des effets spéciaux coupe le souffle et, encore aujourd’hui, certaines séquences étonnent par leur technicité.
En ce sens, le film fait preuve d’une incroyable maitrise technique tant le défi imposé par le scénario est permanent : nous sommes en 1968 – soit un an avant le premier pas de l’homme sur la Lune –, le monde est en pleine guerre froide et la conquête spatiale est devenue un enjeu géopolitique de premier plan. Pour faire face à des besoins énormes, l’équipe du film a directement fait appel à la NASA pour élaborer les maquettes des vaisseaux spatiaux, leurs intérieurs ainsi que les costumes. Le constant est édifiant : plus de quarante après sa sortie, le film est d’un modernisme bluffant, voire incroyable : 2001, l’Odyssée de l’espace a fait du temps son allié ; c’est un film qui a contourné les codes d’une industrie pour définitivement faire du cinéma un art majeur au même titre que la peinture, la littérature ou la musique.