Les Dents de la mer |
Réalisé par Steven Spielberg
Avec Roy Scheider, Robert Shaw, Richard Dreyfuss, Lorraine Gary, Murray Hamilton
Aventure-épouvante, USA, 2h04 - 1975 |
10/10 |
Attention spoilers !
Dans le cas très hypothétique où certains d’entre vous n’auraient jamais vu ce chef-d’œuvre ou ne connaîtraient rien à l’histoire.
Résumé : à quelques jours de l’ouverture de la saison estivale, le corps déchiqueté d’une jeune femme est retrouvé sur une plage de la petite ville balnéaire d’Amity. Soupçonnant la présence d’un requin, Le Chef de la police, Martin Brody décide d’interdire la baignade, mais le maire refuse d’appliquer cette mesure aux conséquences désastreuses pour cette petite communauté qui prospère grâce au tourisme.
Les Dents de la mer inaugurent l’ère des « blockbusters ». Il fut en effet, le premier film à dépasser une recette de plus de 100 millions de dollars au Box Office US. En cette époque où le film-catastrophe atteint son apogée et où l’on assiste à l’émergence du film d’épouvante-gore, l’œuvre de Spielberg symbolise en quelque sorte la convergence de ces deux genres dans un film d’aventure.
Basé sur un fait divers survenu à Jersey Beach en 1916 et très librement adapté du roman médiocre de Peter Benchley complètement transcendé par la réalisation de Steven Spielberg qui alterne avec maestria les cadrages originaux, les plans éloignés, les plans rapprochés, les zoom et les travellings. A l’exemple de ce travelling arrière puis zoom sur le visage du chef Brody qui isole le personnage au moment où il prend conscience de l’horreur de la situation : le requin vient de faire une nouvelle victime. Un bien bel hommage au cinéma d’Hitchcock qui utilisa cette technique dans Vertigo.
La scène d’ouverture du film : un choc à jamais ancré dans nos mémoires qui donne le ton du film ! Une jeune fille prend un bain de minuit, elle barbote dans l’eau et l’on assiste à la scène entre mer et ciel étoilé, filmée depuis les profondeurs, la musique survient qui s’accentue peu à peu, la tension monte, soudain elle se sent tiraillée, puis l’angoisse remplace la surprise, elle se débat, ballotée dans tous les sens, puis finalement happée vers les profondeurs, le spectateur ne voit rien, mais il entend ses hurlements qui se perdent dans l’immensité de l’océan, alors que son compagnon cuve son vin assoupi sur la plage. Le calme revient, la tempête est passée, la musique se tait. En une seule scène, Spielberg cristallise toutes nos hantises et joue avec la peur viscérale de chacun de se faire dévorer. Qui n’a pas, après ce film, scruté la ligne d’horizon de l’océan avant de se baigner ? Qui n’a pas eu un mouvement de panique en sentant quelque chose d’invisible le frôler dans l’eau ?
Il faut voir le documentaire qui accompagne l’édition DVD, pour comprendre à quel point cela tient du génie de réussir à terroriser toute une génération de cinéphile avec ce requin mécanique récalcitrant. C’est probablement aussi, parce que le requin ne fonctionnait pas que
Spielberg du s’ingénier à provoquer la peur sans le montrer sauf dans la dernière partie du film. Cette quasi absence du monstre sous-marin pourtant omniprésent dans l’esprit des protagonistes et du spectateur rend le film encore plus angoissant et donne une aura quasi mythique à ce géant des océans.
Spielberg maîtrise l’’art de faire monter la tension sans rien montrer ou si peu, juste un aileron, une gerbe de sang qui se répand dans l’eau, une jambe arrachée qui coule au fond de l’océan, des pieds qui gigotent dans l’eau et sont happés vers les profondeurs sous marines, des hurlements et cette musique symbole de la présence du requin, plus efficace pour générer la tension que si l’on avait vraiment vu le monstre. Quand les notes retentissent, quand la cadence s’accélère le spectateur sait que le requin n’est pas bien loin…. Nul besoin de déluge d’effets spéciaux pour susciter la terreur.
Si le film a connu un tel succès, c’est parce qu’au-delà du spectacle angoissant qu’il propose au public, il n’en oublie pas pour autant la dimension humaine. Comme ce sera bien souvent le cas par la suite dans sa filmographie, Spielberg nous montre des gens ordinaires confrontés à une situation extraordinaire. Des gens auxquels chaque spectateur peut s’identifier et se demander ce qu’il aurait fait à sa place. Spielberg sait créer des personnages attachant sans tomber dans les stéréotypes, des personnages qu’il fait littéralement vivre. Si Les Dents de la mer n’est pas devenu un vulgaire film de monstres, c’est parce que Spielberg a su encrer son propos dans une réalité tangible qui parle à chaque spectateur. Même si le film verse quelque peu dans le fantastique, dans la dernière partie avec ce requin vindicatif et sournois, les réactions des différents protagonistes, les scènes de panique plus vraies que nature, l’aventure humaine à bord de l’Orca… apportent une réelle crédibilité à l’histoire qui nous est racontée.
Le film est un véritable microcosme du comportement humain face au danger.
• Les scènes de panique filmées au cœur de l’action, au ras de l’eau qui clapote sous les coups de pieds frénétiques de ceux qui nagent pour atteindre le rivage lieu de salut, semblent terriblement authentiques. Dans cette débâcle où le chacun pour soit l’emporte, où les plus faibles se font presque piétiner, où des adultes poussent des enfants pour prendre leur matelas pneumatique et rejoindre plus vite la plage, il n’y a aucun acte d’héroïsme.
• Pour les habitants d’Amity, le vacancier est une manne financière avant d’être un individu qu’il faut protéger. Le maire Vaugh incarne l’inconscience collective. La communauté minimise le danger de la situation pour éviter une catastrophe économique. La bêtise du maire atteint son paroxysme dans cette scène où il constate que les vacanciers restent sur la plage sans se baigner et demande à un de ses administrés de montrer l’exemple en allant dans l’eau avec toute sa famille. Il suffit que l’un montre l’exemple en disant vous voyez les lieux sont sûrs, pour que tous suivent. Un personnage bien plus pathétique que salaud qui sera forcément tenu pour responsable quelque soit ses décisions. Critique d’une société où l’argent l’emporte sur toute autre considération.
• Lorsque Mme Kitner propose une récompense à celui qui attrapera le requin qui a tué son fils, la cupidité pousse à toutes les folies. Chacun veut sa part du gâteau et les pêcheurs profitent de l’occasion pour rentabiliser la menace, en louant leurs embarcations au mépris du danger, aux chasseurs amateurs.
• C’est aussi dans la nature humaine d’exorciser ses peurs par le rire, ainsi ces enfants qui font une bonne blague, provoque une panique mémorable et détourne sans le faire exprès l’attention du vrai prédateur, où ceux qui taguent le panneau de la bourgade avec un aileron de requin et une fille qui hurle.
• le chef de la police, Martin Brody qui a quitté New York pour assurer une vie calme et tranquille à sa femme et ses deux fils dans la petite bourgade d’Amity Island représente la voix de la raison. Face à la menace que représente le requin, il est celui qui a le comportement le plus rationnel. Son rôle est de protégé ses concitoyens sans se préoccuper des conséquences économiques. Roy Scheider excelle dans le rôle de ce chef de plus en plus stressé par la situation et obsédé par le requin, refusant que ses enfants se baignent, voyant des ailerons de requin partout… Un homme qui culpabilise de n’avoir pu empêcher la mort d’un jeune garçon. Balloté par les évènements, constamment sous tension, quand son fils échappe de peu à la mort, c’est le père de famille qui prend le dessus. Dépassant sa phobie de l’eau, il se lance avec bravoure dans une chasse au squale. Le duel entre le grand requin blanc et les hommes peut commencer.
Trois générations d’homme sur un bateau (le vétéran, le père de famille et le jeune scientifique), un géant de la mer et l’océan pour arbitre.
• Cette chasse qui s’engage est avant tout une histoire d’hommes. D’abord celle de Sam Quint interprété magistralement par Robert Shaw. Il est le vétéran, le chasseur de requins. Il suffit de regarder son antre avec toutes ces carcasses de requins exposées comme des trophées, pour comprendre qu’il est l’homme de la situation pour combattre le grand requin blanc. Il a tout du Capitaine Achab, sauf que lui ne poursuit pas de sa haine un seul monstre, mais tous les requins sans distinction. On apprendra au détour, d’une soirée entre hommes à bord de l’Orca - seul moment de calme, au milieu des rebondissements d’une chasse mouvementée – les raisons dramatiques qui l’ont poussées à devenir un chasseur implacable. Il engage un combat personnel contre le grand requin blanc et il n’autorisera personne à interférer, sauf peut-être la mort.
• Ensuite celle de Matt Hooper interprété par Richard Dreyfuss (dans son meilleur rôle), le scientifique, l’universitaire, le biologiste marin spécialiste des requins. Il incarne la fascination pour les requins. Il entre forcément en conflit avec Quint, car leur vision de ce prédateur des océans est diamétralement opposé, l’un les tue, l’autre les étudie pour mieux les comprendre. Pour Quint, Hooper est un intellectuel qui doit faire ses preuves. Dans ce huis-clos sur un bateau, la tension est palpable entre les deux personnages qui apprendront à mieux se connaître et se respecter au cours de cette soirée marquée du saut de la virilité où il rivalise fraternellement dans un concours de cicatrices symboles de leur grande expérience.
• Enfin, celle du chef Brody, le novice qui apprend au contact du vieux loup de mer et du scientifique. Il est là pour vérifier que le monstre marin sera détruit et qu’il pourra de nouveau assurer la protection de la communauté et de sa famille. Il symbolise, en quelque sorte le spectateur terrorisé embarqué à bord du navire, l’arbitre entre la fascination de Hooper et l’acharnement de Quint.
• Et puis, il y a ce requin qui rôde autour de ses futures proies, qui les nargue, qui s’acharne sur l’Orca et qui fait monter la pression. Les futs qui disparaissent sous l’eau, à chacun de ses passages sont le symbole de la magistrale puissance de ce grand prédateur. Le spectateur, la voit enfin cette menace jusque là intangible et peu importe qu’il ne paraisse pas toujours très réaliste, ce qui compte, à ce moment là, se sont ces hommes finalement unis face au danger. C’est avec pugnacité, en empruntant un peu de la folie de Quint et avec énergie du désespoir que le chef Brody vient à bout de cette force de la nature.
Les Dents de la mer à marqué l’inconscient collectif, transformant le grand requin blanc en prédateur ultime, en mangeur d’homme honni du commun des mortels, au grand désespoir des océanologues qui tentent de protéger l’espèce en péril. Avec ce film, Steven Spielberg et John Williams ont offert au cinéma un chef d’œuvre intemporel, maitrisé en tout point, qui reste 36 ans plus tard inégalé dans le domaine du divertissement intelligent et du film de monstres. Le succès du film donna malheureusement lieu à une véritable « jaws exploitation » qui produisit une série de suites plus ou moins navrantes et une pléthore de nanars et navets.
Pour l’éternité le chef Brody nous livre sa pensée : «
You’re gonna need a bigger boat ».