Innocence
de Lucile Hadzihalilovic
Cycle enfance/réalisatrices :Préambule :
Dans cette série de critiques je vais aborder les films traitant de l’enfance, uniquement tournés par des femmes réalisatrices.
Leur regard sur l’enfance est souvent plus cru et à vif que celui de leurs collègues masculins, qui sont eux souvent plus mièvres (il y a des exceptions bien évidemment, comme Doillon ou Louis Malle). Leur regard devient surtout encore plus intéressant lorsqu’il est question d’enfance au féminin, et la façon dont elles filment les jeunes filles comme une partie d’elles-mêmes, même lorsqu’il ne s’agit pas de biographie.
Voici quelques titres qui seront abordés, la liste n’est pas close…
36 fillette – Amy – Angela - Bastard out of Carolina - Diabolo menthe - Embrasse moi – Hounddog - Innocence - La faute à Fidel - L’adolescente - Le fils du requin - Le livre de Jérémie - Le secret de Lily Owens - Manny & Lo – My queen Karo - Naissance des pieuvres – Paï – Stella - Survivre avec les loups – Thirteen - Virgin suicides - Demi-tarif – Gamines - Une vie toute neuve
ce paragraphe sera copié-collé au début de chaque critique du cycle Innocence réalisé par Lucile Hadzihalilovic (2003)
avec: Bérangère Aubruges (Bianca), Léa Birindelli (Alice), Zoé Auclair (Iris)
Si Lucile Hadzihalilovic est bien à la ville l’épouse de Gaspard Noé, son film Innocence est aux antipodes de ce que fait son cinéaste de mari. La poésie au cinéma est suffisamment rare pour qu’on se réjouisse lorsqu’elle resplendit à l’écran. S’emparant d’une nouvelle du symboliste allemand Frank Wedekind au titre énigmatique (« Mine-haha, de l’éducation corporelle des jeunes filles »), Lucile Hadzihalilovic parvient à retranscrire en image tout ce que l’enfance a de charmes et de mystères.
L’histoire, intemporelle, nous conduit au sein d’une étrange école pour jeunes filles où les demoiselles vivent en quasi-autarcie. Les enfants habitent dans des petites maisons en presque autonomie (une vieille femme leur sert de cuisinière et de domestique, mais aucun rapport pédagogique ou affectif ne semble les lier, les règles de vie se transmettent entre les aînées des enfants et les plus jeunes). Le tout au milieu d’un immense parc aux murs vierges de toute porte. Ici, les accès se font par souterrains, par passages secrets et autant de places étranges. La seule vraie présence adulte est incarnée par deux professeurs, Marion Cotillard et Hélène de Fougerolles (deux femmes bien sûr, les hommes sont totalement bannis de cet univers), et accessoirement la directrice qui ne vient qu’une fois l’an.
Ce parc impénétrable est bien sûr une représentation métaphorique de l’Enfance, hermétique aux adultes du dehors. Tout est évidemment symbolique. A travers les regards de trois personnages que l’on suivra sur toute une année (fortemement marquée par les saisons), c’est trois étapes de l’enfance qui nous sont contées. La nouvelle de Wedekind nous narrait l’histoire d’un seul personnage durant toutes ses années passées au sein de l’école. Lucile Hadzihalilovic a choisi de ne raconter qu’un seul cycle mais de faire passer son récit avec douceur d’un personnage à l’autre sans même que l’on s’en aperçoive.
On commence donc avec la benjamine du groupe, Iris, qui apporte le regard neuf et dénué de tout préjugé propre à son âge. Elle arrive endormie dans un cercueil, et est mise au monde dans sa nouvelle vie par ses camarades… C’est par elle et en même temps qu’elle que le spectateur découvre cet univers tour à tour inquiétant et rassurant de l’école. On l’accompagne pendant la fin de l’été et l’automne…
Puis notre regard se pose sur Alice, dix ans, pleine de grâce, et nourrissant l’espoir d’être choisie par la directrice lors d’une étrange sélection annuelle de danseuses qui voit une des filles quitter l’école prématurément. Alice, la rebelle, chez qui le bouleversement de l’échec et du rejet conduiront à une réaction extrême. Alice est représentée par l’automne et l’hiver.
Enfin, le cycle s’achèvera en compagnie de Bianca, l’aînée, la presque adolescente qui vit ses derniers jours à l’école en même temps que ses derniers jours d’enfance. Une enfance qu’elle a à la fois peur de quitter, mais qu’elle désire quitter. Bianca symbolise parfaitement ce paradoxe du passage si délicat, si subtil, fait de peurs nouvelles et de désirs nouveaux. Evidemment la saison de Bianca est le printemps.
Et lorsque enfin la boucle est bouclée, que Bianca quitte l’école et qu’une nouvelle petite fille arrive et devient la benjamine, Lucile Hadzihalilovic se permet sa seule excursion vers le monde extérieur et suit l’adolescente sur un étrange parcours, jusqu’à une fontaine publique… Bianca a grandi, elle quitte définitivement l’enfance au cours de ces étapes inquiétantes, mais arrive finalement à la lumière, aux rires et à l’aventure de la vie. Cette fin renforce ce sentiment de mystère et d’étrangeté qui entoure tout le film.
Lucile Hadzihalilovic et son chef opérateur Benoît Debie, nous livrent des images d’une rare beauté. Quelques plans fixes successifs des souterrains au début du film nous plongent rapidement dans ce lieu inhabituel, et imprègnent aussitôt un sentiment de mystère qui jamais ne nous quittera. L’espace, qu’il soit vide ou occupé, est ici filmé comme un protagoniste à part entière du récit.
Les éléments ont bien sûr leur importance, que ce soit l’eau qui ouvre et clôt le film, source de plaisir (les baignades), ou de danger (la noyade d’une petite fille). Mais aussi symbole de la vie et du temps qui passe (les fontaines de la fin). Le feu également, lors de la scène du bûcher funéraire, magnifique et poignante, et d’une grande étrangeté (même les funérailles se font sans aucune intrusion extérieure comme si ces fillettes n’avaient aucun lien familial au-dehors – pourtant rien n’indique qu’elles sont orphelines, et si l’on se réfère à la nouvelle de Wedekind, elles ne le sont pas). La terre enfin, l’omniprésente forêt qui abrite l’école en son sein, protectrice et bienveillante tant que l’on est dans le parc, mais menaçante dès que l’on regarde par-dessus le mur d’enceinte, où elle continue de s’étendre à perte de vue.
Les jeunes actrices ont été finement choisies, ce qui pour un film principalement interprété par des enfants (et un film français de surcroît), est déjà un bien bel exploit et prouve les talents de directrice d’acteurs de Lucile Hadzihalilovic, mais aussi toute la sensibilité, le tact et la patience qui l’anime. Quant aux adultes, Marion Cotillard et Hélène de Fougerolles, elles sont au diapason de leurs jeunes partenaires et livrent une partition sans fausse note.
Lucile Hadzihalilovic nous a livré là un des plus beaux films sur l’enfance et ses mystères, et un des plus beaux films français de ces dernières années.
10/10