Le cinéma de Sheridan, on connait, il aborde à peu près toujours le même genre depuis ses débuts, à savoir le drame. Et cela que ce soit dans ses réalisations ou dans ses productions (dont l’exceptionnel Bloody Sunday de Paul Greengrass). Et si on lui doit des chefs d’œuvres comme My Left Foot, Au Nom du Père ou In America, il avait déçu avec le catastrophique Réussir ou Mourir, sombre daube avec le rappeur 50 cent (les mauvaises langues diraient que c’est la valeur de ses « chansons ») indigne de du réalisateur. Quoi qu’il en soit, ce qui intéresse Sheridan c’est le gros drame, pesant, pas le genre à nous donner le sourire en sortant de la salle. Rien d’étonnant donc à le voir aux commande de ce remake du récent Brødre de Susanne Bier (sorti en 2004) dont le sujet colle parfaitement à ses obsessions. Et bien que l’idée même de refaire un film déjà excellent en le calibrant pour le public américain (qui ne fera jamais l’effort de se déplacer en salles pour un film étranger sous-titré!) ne soit pas forcément saine, force est de constater que dans le cas de Brothers, cette relecture est de très bon goût et s’inscrit tout à fait dans les blessures actuelles des USA. La guerre en Afghanistan, tout comme celle en Irak, fait partie de ces couacs énormes de l’administration Bush qui resteront, au même titre que le Vietnam, parmi les plus gros traumatismes impliquant l’armée américaine. Mais pourtant le film laisse de côté, volontairement sans doute car Sheridan est irlandais et non américain, tout l’aspect politique de cette guerre pour se concentrer sur ses conséquences sur un soldat ayant vécu l’enfer.
Sur cet aspect bien précis (le traumatisme du soldat) rien de bien original c’est vrai. D’autres films s’y sont intéressé par le passé, certains sont de purs chefs d’œuvres qu’il est difficile d’approcher comme Voyage au Bout de l’Enfer de Cimino ou, moins prestigieux mais tout aussi puissant, Génération Sacrifiée des Frères Hugues. C’est pour cela que Brothers ne mise pas tout là-dessus et jongle entre les thématiques, celle-ci ne venant finalement que dans le dernier acte. Et comme l’indique le titre, le sujet principal est celui de la fratrie, voir même de la famille en général, thème qu’avait déjà abordé Jim Sheridan, par exemple de façon frontale et semi-autobiographique dans In America. Sauf qu’ici il l’attaque d’une façon tout à fait inédite afin d’en faire le symbole d’une Amérique déchirée entre deuil et fierté aveugle. Cette dualité se voit personnifié dans Sam et Tommy, deux frères que tout oppose mais qui pourtant sont liés par cette puissance qu’on appelle les liens du sang.
L’un a tout du fils modèle, sportif accompli, marié et père de deux enfants, ayant suivi la carrière militaire du père et qui étant jeune s’est occupé de son jeune frère après le décès de leur mère. Le cadet est au contraire en marge, instable jusqu’au délit qui l’a mené en prison. Mais qu’on ne s’y trompe pas, même si les images du film semblent montrer autre chose, c’est leur relation et cet amour si mystérieux, incompréhensible pour quiconque ne l’a jamais vécu, qui unit deux frères, qui en sera le ciment. Et Grace jouera le rôle à la fois de témoin aussi fort qu’impuissant, mais aussi et surtout de pilier, d’élément essentiel à l’évolution des deux personnages masculins qui vont littéralement changer de rôle. Ce qui s’annonçait donc comme un simple triangle amoureux va donc bien plus loin que ça, et si on ajoute en plus la présence en filigrane mais écrasante du père (immense Sam Shepard) et celle non moins importante des deux petites filles de Sam et Grace, on obtient un drame familial plutôt complexe dans les idées qu’il étale.
Pour filmer Brothers, Jim Sheridan s’efface derrière une mise en scène posée, cadre ses acteurs au plus proche afin de laisser ces personnages construire eux-même le récit et le drame qui va avec. On pourra toujours lui reprocher de sombrer dans le pathos, c’est tellement facile dès qu’un réalisateur cherche la vraie émotion. Sauf qu’ici non ce n’est pas facile, à aucun moment il ne sort les violons, on est dans du cinéma naturaliste, vrai et humain avant tout. Le film expose tout de même un cas de conscience assez terrible avec la mort présumée de Sam, qui à la fois enterre Tommy mais va également trouver une certaine paix qui lui était jusque là inaccessible. A vrai dire, on a rarement vu des personnages de cinéma dont l’évolution psychologique est aussi crédible et sincère. Et ceci grâce à un trio d’acteurs assez incroyables: Jake Gyllenhaal une fois de plus en très grande forme dans la peau d’un rebelle naturel pourtant introverti, Natalie Portman sublime dans ce rôle de femme et de mère qui lutte pour ne pas sombrer alors qu’elle aurait toutes les raisons du monde de le faire, et enfin un Tobey Maguire juste bluffant. L’acteur s’éloigne définitivement de l’image adolescente de Peter Parker, il est là un jeune adulte dont les principes se retrouvent brisés par l’expérience de la guerre et qui perd tous ses repères moraux et sociaux.
Brothers n’a rien du drame larmoyant qui prend le spectateur pour un imbécile et qui joue la course aux oscars, c’est un grand film d’une justesse assez incroyable porté par de très grands acteurs capables de nous nouer la gorge en un seul regard. On se retrouvera tous dans ces écorchés, qu’on soit père, fils, mari ou frère. Jim Sheridan réussit à capter la complexité des rapports fraternels, de la compétition familiale, du deuil et de la mort sociale. C’est tout aussi bon que le film original, c’est poignant, émouvant, humain, et si on peut émettre un certain bémol sur la présence de certaines scènes en Afghanistan qui lèvent tout mystère, c’est peut-être même le meilleur film de son réalisateur.