Alors que jusque là la Norvège se limitait pour moi à ses fjords (pas les yaourts, les étendues d'eau salée), il s'avère qu'il existe là-bas une production cinématographique assez vivante, même si surtout orientée vers le marché local. Mais depuis quelques années ces films sortent du pays, et cela donne par exemple une belle vague de films de genre passionnante car nouvelle, des films encore maladroits mais qui bénéficient toujours d'un traitement de l'image phénoménal. Dernier exemple en date, le très fun Dead Snow. Et puis il y a le cas à part de ce Norway of Life, qui s'est fait un nom grâce à un prix à Gerardmer et à Cannes, et qui n'entre dans aucune case... drôle de film.
Pour une fois il n'y a pas écrit n'importe quoi sur la jaquette du DVD, donc quand on lit que c'est un film à la croisée de Gilliam, Kafka et Kaurismaki, et bien c'est tout à fait ça, mais on y trouve aussi du Wenders, de l'Antonioni... Un film bercé d'influences prestigieuses, littéraires et cinématographiques, mais qui ne ressemble concrètement qu'à lui-même. Ce qui frappe au premier coup d'oeil c'est la beauté des plans... des espaces immenses avec ce personnage écrasé par tout ce qui l'entoure, ça pourrait durer une éternité que ça ne me dérangerait pas. Les couleurs délavées, grisonnantes... et puis cette ouverture digne des plus grands westerns léoniens! Il faut quelques secondes à peine pour scotcher le spectateur amateur de belles images, c'est tout simplement hypnotique.
Mais on le sait, il ne suffit pas à un film d'être beau pour être bon. Et pour faire un grand film il faut un fond conséquent. Norway of Life se pose comme une peinture métaphorique de la société norvégienne, et par extension de toute société consumériste. On a rarement vu un décor urbain aussi froid et désincarné, des sourires aussi figés et des scènes de cul aussi glaciales et mécaniques... le film fait froid dans le dos autant qu'il nous attire dans cette vision insolite de ce qui pourrait très bien s'apparenter à un purgatoire. En effet, et très intelligemment, Jens Lien ne nous raconte jamais son propos clairement, et le doute nous envahit jusque longtemps après la séance... A la lisière du fantastique tout en prenant une forme hyper réaliste, le film dérange, profondément, en illustrant pendant 1h30 la fameuse séquence Ikea de Fight Club en même temps qu'un cheminement vers l'enfer et une prise de conscience à la Truman Show.
En fait, on pourrait presque cataloguer le film dans une mouvance précise, le surréalisme. En bon disciple de Buñuel, le réalisateur vient incruster des images surréalistes dans un quotidien contemporain. Tous ces thèmes font de Norway of Life un film d'une richesse presque inépuisable et qui manie les genres sans vraiment s'en soucier, proposant des ruptures de ton insolentes, que ce soit dans la narration ou dans le déclalage de la bande originale. L'ensemble baigne dans une forme d'onirisme permanent, illustration de l'état mental d'Andreas, mais qui se voit tout d'un coup abandonné au profit de séquences chocs. La plus impressionnante, celle du métro! Longue scène douloureuse pour appuyer la souffrance d'un personnage perdu, incapable d'influer sur le monde dégénéré et déshumanisé qui l'entoure...
C'est bien le monde selon Kafka qui nous y est montré, un monde cauchemardesque dans lequel les rapports aux autres sont incompréhensibles, dans lequel l'homme est seul, perdu, livré aux décisions d'une puissance inexplicable... à vrai dire cette ville dans laquelle est envoyé Andreas par on ne sait qui est effrayante. Elle représente l'extrême de la société matérialiste Ikea, et dans laquelle on suit sa petite vie avec son petit confort artificiel sans se poser la moindre question. Andreas est lui une sorte d'électron libre, sans soute envoyé ici par erreur, et qui incarne une version moderne du Sam Lowry de Brazil, une sorte de grain de sable qui va essayer de provoquer l'effondrement de ce monde en carton simplement en se posant des questions existentielles, remettant en cause ce qu'on lui donne au lieu de bêtement l'accepter. Mais on le verra lors de cette fameuse scène du métro, il n'a pas d'issue et ce monde semble même se moquer de ses vaines tentatives...
En jouant à fond la carte du symbolisme (le bus illustrerait bien le passeur du Styx, le trou dans le mur, ouverture sur le monde extérieur, symbolise clairement un utérus, donc la vie) Jens Lien réserve son film à ne certaine catégorie de spectateurs capables (ou en ayant tout simplement envie) de voir plus loin que les simples images qui défilent. C'est un film exigeant qui échappe aux conventions narratives et formelles et qui constitue une expérience à part entière. Car si toutes ces images sont à la fois belles et perturbantes (mince, cette idéal de société formatée à l'extrême c'est horrible, d'autant plus qu'on tend dangereusement et de plus en plus vers ce genre de chose), on se surprend à plusieurs reprises à rire aux éclats devant ce qui arrive à Andreas, le genre de rire nerveux incontrôlable...
Un style d'humour pince-sans-rire qui vient là encore rompre le ton général pour au final se retrouver devant un véritable OFNI, un film dont on ne ressort pas immédiatement, qui ouvre la voie à pas mal de réflexions, une oeuvre complexe et assez enivrante car inédite. On est devant un spectacle de l'absurde, où le surréalisme surgit quand on ne l'attend pas, qui nous cloue sur place par le côté graphique tétanisant de ses scènes horrifiques (le suicidaire empalé) et qui évite de tomber dans le cliché de la satire facile, ne nous donnant jamais la moindre réponse ou solution aux problématiques posées alors qu'on nous donne pourtant quelques clefs de cet univers dès la première scène. Norway of Life c'est un film qui semble s'apparenter à plein d'autres oeuvres géniales mais qui s'en démarque par sa singularité. Un film qui gagne à être découvert car l'expérience est sidérante.