"Eine deutsche Kindergeschichte" (Une histoire d'enfants allemande) sert de sous-titre au dernier film du génial autrichien. On pouvait se demander si la Palme d'Or remise des mains d'Isabelle Huppert n'était pas la récompense à un ami de longue date, mais en voyant le dernier Haneke on se rend bien compte qu'il ne l'a pas volée (même si personnellement j'ai préféré Un Prophète). Avec son style bien à lui, après avoir remis au goût du jour son chef d'oeuvre Funny Games, le voilà qui s'intéresse à l'Allemagne des années précédant la première guerre mondiale, et en particulier aux enfants de cette époque, ceux qui auront entre 30 et 40 ans dans l'Allemagne fasciste. Le récit est édifiant et prend à contre-pied toutes les théories récentes (au cinéma) visant à réhabiliter le peuple allemand "victime" du nazisme, mais pas seulement. En prenant cet exemple universel, Haneke s'intéresse aux origines du mal, à toutes ces petites choses qui pour lui mènent un peuple entier vers le terrorisme... c'est effrayant.
Les habitués et amateurs de son cinéma ne seront pas dépaysés. On retrouve ce goût pour la mise en scène épurée, pour les plans fixes parfois interminables qui laissent les personnages évoluer d'eux-mêmes dans le cadre et l'action se développer toute seule. On peut trouver ça chiant et prétentieux, surtout que ça dure quand même 2h30 (échos que j'ai pu entendre à la sortie de la salle...) sauf que c'est tout simplement brillant. C'est un cinéma très exigeant, glacial, qui ne fait rien pour plaire au public mais qui plonge dans l'horreur ordinaire avec une rare aisance. C'est surtout un cinéma qui va bien plus loin que son sujet et qui fait donc réfléchir à pas mal de choses établies, comme certains principes d'éducation que certains aimeraient bien voir remis au goût du jour...
Tout commence et se termine dans un petit village du Nord de l'Allemagne comme il y en a tant d'autres, et tout commence par un étrange incident, le premier d'une étrange série... Au premier plan dès le début, Haneke pose les enfants au centre du récit, et même s'il fait mine de s'intéresser à l'histoire de l'instituteur (qui est également le narrateur aux souvenirs lointains) celui-ci ne sera qu'un instrument d'une terrible révélation. Les enfants nous paraissent étranges, effrayants dès leur apparition, et nous rappellent qu'il s'agit là d'un mythe cinématographique loin d'être épuisé, renvoyant directement au Village des Damnés de Wolf Rilla ou Aux Révoltés de l'an 2000 de Narciso Ibanez Serrador pour citer les plus emblématiques. Sauf qu'Haneke n'évolue ni dans le fantastique ni dans la terreur, donc même si on trouve également des éléments présents dans le Village de Shyamalan, on ne peut pas vraiment jouer au jeu des références tant le réalisateur s'éloigne de tout modèle filmique.
Ayant fini son cycle sur la déréalisation de la violence hérité en grande partie du Salo de Pasolini (sans doute le film le plus choquant de l'histoire tant les violences physiques et psychologiques montrées contournent tous les canons en vigueur au cinéma), Haneke entre dans une nouvelle voie inédite en auscultant une société aux méthodes d'un autre temps qui auront pour conséquence la montée fatale d'une forme de violence idéologique. Si la reconstitution historique est remarquable et que l'arrivée de la guerre de 14-18 sert de toile de fond, le propos du réalisateur a de quoi faire réfléchir sur certaines pratiques pas si éloignées de nous que ça.
Il va nous montrer des enfants qui malgré leur regard effrayant se pose des questions existentielles, en particulier sur la religion, remettant en cause l'existence de Dieu et s'interrogant sur la mort. Sauf que dans ce village les parents n'ont en rien évolué par rapport à la génération précédente et cherchent à inculquer à leurs enfants des valeurs rétrogrades, le modèle d'une éducation vouée à l'échec. Entre sévices corporels, culte protestant obligatoire, image salie de l'amour et des rapports sentimentaux en général, interdiction de dire toutes ces choses "qu'on ne dit pas"... Ces adultes sont en train de créer sans s'en rendre compte une génération qui ne tolère plus la différence, qui va ériger ces méthodes d'éducation archaïques en principe de vie. On le sait, pour un enfant le seul modèle est le père ou la mère, ainsi même jeunes ils vont appliquer la même justice punitive envers les habitants du village qui ne correspondent pas à leurs critères (sociaux, physiques, intellectuels).
Très franchement ça fait froid dans le dos mais il faut reconnaître que le tout suit une logique implacable. Puritanisme outrancier, éducation aux méthodes réactionnaires, sacralisation de l'amour qui rend le vrai sentiment amoureux impossible et dangereux, voir même impur, innocence muselée et remplacé par une autre artificielle (le ruban blanc du titre), un tel environnement ne pouvait pas donner de bonnes choses. Les enfants en souffrent, leur inconscient sera marqué à vie, leur enfance leur a été volée, et comme une sorte de revanche, ces enfants là devenus adultes commettront des actes bien pires encore... On assiste abasourdi à la naissance du fascisme à une époque où on ne l'imaginait pas, mais pourtant la démonstration est indiscutable!
Par contre il est nécessaire de bien garder à l'esprit que le choix de l'Allemagne est un symbole car il parle à notre génération. La thématique centrale est la naissance d'un fascisme "ordinaire", pas seulement du nazisme... Haneke nous fait une nouvelle fois très mal à sa façon, dérange par son propos qu'il aborde frontalement et par la violence qu'il ne filme jamais mais qui fait toujours aussi mal.
Son film est austère, glacial, n'a rien de gratuitement "beau" mais est pourtant magnifique. C'est une nouvelle fois une oeuvre brillante et intelligente, qui évite le politiquement correct et c'est tant mieux. De plus les acteurs sont formidables, que ce soient certaines figures bien connues ou les autres que l'on découvre.
Alors il est certain que c'est le genre de film qui par sa forme ne s'adresse pas à tout le monde mais ce qu'il nous montre est assez important pour qu'un maximum de personnes le voient et comprennent ce qui ressemble tout de même à un cri d'alarme...