Il fallait être fou pour sortir ce film en 1998! Non pas à cause de la coupe du monde de football mais surtout car sortir un film qui parle de la seconde guerre mondiale la même année que le mastodonte de Steven Spielberg, Il Faut Sauver le Soldat Ryan, c'est presque du suicide! Surtout quand ça fait 20 ans qu'on l'attend le nouveau Malick... Résultat, avec une différence de budget de "seulement" 20M$ en faveur du Soldat Ryan, ce dernier rapporte cinq fois plus que la Ligne Rouge au box-office mondial... Comme quoi les chiffres ne veulent souvent rien dire sur la qualité d'un film! Car si le Spielberg est un film de guerre absolument phénoménal (même si l'intro dantesque rend la suite moins puissante), la Ligne Rouge est un film d'un tout autre niveau... d'ailleurs dès le premier plan on comprend que ce n'est pas vraiment un film de guerre, ni un film sur la guerre. C'est l'évolution du regard que porte le philosophe Terrence Malick sur le monde 20 ans après les Moissons du Ciel, c'est une oeuvre qui a de quoi déstabiliser par son côté métaphorique et donc forcément élitiste, et qui mériterait des heures d'analyse tant il est complexe.
En fait peu importe la bataille de Guadalcanal qui sert de background, peu importe la guerre en elle-même ou ses enjeux géo-politiques, l'idée de parler de la guerre en adaptant le livre de James Jones est simplement là pour mettre les hommes dans une situation extrême où le moindre de leurs actes sera exacerbé, de les mettre dans une situation dont les tenants et aboutissants les dépassent, et leur permettre de réfléchir à leur nature... On ne sera pas surpris de retrouver une des signatures narratives de Malick, la voix off, sauf que contrairement à ses deux premiers films on a bien plus qu'un seul narrateur. On a droit aux questionnements intérieurs d'une multitude de personnages, des réflexions qui partent un peu dans tous les sens, ouvrant des voies d'exploration presque infinies. La Ligne Rouge n'est pas seulement très ambitieux dans sa reconstitution d'un conflit mais également dans sa portée métaphysique...
Dès lors, une fois assimilée l'idée qu'on va assister à une autopsie des notions impalpables de bien et de mal, et de l'impuissance de l'homme devant l'immensité de la nature qui l'entoure, on ne sera rebuté ni par la durée du film (pas loin de 3h) ni par le ton contemplatif, et encore moins par les innombrables inserts sur la faune et la flore qui entoure les soldats... Encore une fois tout cela s'inscrit dans une logique imparable d'illustration par allégories (vraiment j'adore le concept, une fois qu'on l'a saisi!). Par exemple les plans sur un oisillon mourant lors d'une scène d'attaque ou un autre sur une feuille d'arbre pleine de trous, comme pour symboliser les hommes morts sous les balles... Malick nous montre les hommes comme des pions incontrôlables d'une nature qui les a abandonnés à leurs querelles destructrices, les poser dans un lieu aussi idyllique que cette île vient créer un contraste saisissant.
Il nous montre une nature certes belle, pure, mais qui ne représente pourtant pas le bien absolu, tout comme les hommes ne sont pas l'incarnation d'un mal absolu. La nature reste cruelle avec les hommes et avec elle-même, Nick Nolte prend d'ailleurs cela en exemple pour "justifier" les actions militaires. Le foisonnement de personnages, de végétaux et d'animaux vient souligner que le tout (la nature) n'est basé que sur des individualités. Avec le village d'indigènes Malick nous renvoie à la notion de paradis perdu, la séquence d'ouverture est paradisiaque avec ce peuple pacifique vu à travers les yeux de Jim Caviezel, vision qui change considérablement à son retour... non ce n'est pas le progrès qui a rendu l'homme mauvais et enclin aux pires choses, à l'origine l'homme est naturellement cruel.
Chaque personnage se pose des questions sur pourquoi cette guerre, pourquoi le bien, pourquoi le mal, pourquoi donner tel ordre, pourquoi refuser celui-ci... On a droit à un nombre de visions du monde assez considérable, du rêveur au pessimiste, du simple d'esprit au philosophe, de l'idéaliste au lucide... Chacun apporte sa pierre à un édifice complexe et même celui qui semble le plus proche de la nature (Caviezel) voit ses pensées se perdre devant une incompréhension totale des maux du monde qui l'entoure. Mais on se rend compte sur la fin qu'il avait compris quelque chose de très important: qu'importent nos actions, aussi viles soient-elles, au moment de notre mort l'individu disparaît et le corps retourne à la nature. Il symbolise ce discours par le visage d'un japonais mort partiellement recouvert de terre... Le réalisateur s'arrête d'ailleurs souvent sur les derniers regards de ses soldats.
La mort, la nature, l'amour, la religion, l'infini... Malick jongle avec des notions difficiles mais sans jamais nous donner de leçon. La Ligne Rouge n'est pas un film écolo, rien à voir. Développant un peu plus la thématique déjà présente dans les Moissons du Ciel, il nous montre une humanité futile, qui se croit faire de grandes choses mais détruit tout sur son passage pour pas grand chose... pour un bout de terre ou d'océan... Autour des hommes de bien plus belles et grandes choses se passent!
Pour sa mise en scène Malick a considérablement évolué. Si on est toujours dans un style très contemplatif, la caméra est plus dynamique avec beaucoup de mouvements. La photographie est toujours exceptionnelle, la musique d'Hans Zimmer est une de ses plus belles... et quel casting! Le tout Hollywood voulait être présent dans ce film alors que le réalisateur n'avait rien fait pendant 20 ans! On dit même que Sean Penn aurait demander de jouer dedans pour un dollar... de quoi alimenter encore un peu plus la légende d'un artiste exceptionnel... C'est un film gigantesque qu'on peut revoir des dizaines de fois sans réussir à en percer tous les mystères, un film qui nous emmène dans de longues et profondes réflexions mais qui nous montre bien, avec un plan final aussi simple que magnifique, que même si les hommes jouent à la guerre, le monde ne s'arrête pas de tourner et la nature poursuit son oeuvre de création...