Anna Laura Braghetti, 46 ans. Ex-brigadiste geôlière d'Aldo Moro, elle vit en semi-liberté et rêve d'une petite maison dans la prairie. Rouge passé
Comment faire pour se reconnaître? Pas de problème, assure-t-elle, on y parviendra.» Quelques minutes avant l'heure fixée, Anna Laura Braghetti est postée à l'extrémité de la bouche du métro, face à l'imposant monument romain. Petite, un peu ronde, discrète dans une longue robe noire avec des petits motifs à fleurs, son sac à main fermement tenu sous le bras. Un léger sourire brise finalement l'attente et sa pose rigide. Celle qui fut autrefois la «Camilla» des Brigades rouges, geôlière du président de la Démocratie chrétienne Aldo Moro, propose étrangement que l'entretien se déroule dans un square de l'Esquilin, l'une des collines qui ouvre sur les vestiges du Forum romain. Réminiscence de son long passé de clandestine? «Mais non, s'amuse-t-elle, les habitudes de la clandestinité se perdent très rapidement. Depuis longtemps, je n'ai plus peur à tout instant d'être braquée par la police. Seulement, j'aime tellement contempler Rome"»
A 46 ans, Anna Laura Braghetti profite de chaque moment. Son passé de «brigadiste» et de meurtrière lui impose encore aujourd'hui de compter chaque heure. De rythmer ses journées avec une rigueur quasi militaire, au gré de l'administration pénitentiaire qui lui a accordé un régime de semi-liberté: «6 heures: réveil et petit déjeuner avec ma camarade de cellule Francesca Mambro», ancienne terroriste d'extrême droite, condamnée pour l'attentat à la gare de Bologne en 1980. Les deux femmes ont fini par s'apprécier. Cinq ans de vie commune en prison les ont aidées à surmonter la fracture létale entre jeunesses fasciste et communiste. «7 heures: je sors de Rebibbia», raconte Anna Laura Braghetti. La prison, à la périphérie de Rome, accueille encore une trentaine d'anciens militants des BR. Chaque matin, en attendant l'arrivée de ses collègues d'une petite association de réinsertion de détenus où elle travaille depuis cinq ans, elle s'amuse avec quelques jeux informatiques, jette un oeil sur les journaux. «Ne me parlez plus de politique. Ça a été la grande passion de ma jeunesse. J'ai cru la comprendre et me suis trompée. Alors, aujourd'hui, je préfère dire que je ne comprends rien.» Ses quelques heures de loisirs, Anna Laura Braghetti les passe sur les plages de la mer toute proche, à dévorer Daniel Pennac ou des auteurs américains. Ou bien en compagnie de son nouveau compagnon, qui ne la questionne pas sur son passé. Chaque soir, il faut rentrer précipitamment en prison. «Comme une nonne retrouverait son couvent», glisse-t-elle.
Condamnée à perpétuité en 1980, elle a fait onze ans et demi de prison spéciale. Isolement, censure du courrier, tout cela est derrière elle. Aujourd'hui, elle a rompu avec toute idée de lutte armée et renoncé au communisme. Elle a même lu Soljenitsyne qu'elle avait refusé d'ouvrir vingt ans plus tôt, lorsque les livres de l'écrivain russe traînaient sur la table de son père communiste. Puis repris des études de littérature et d'histoire. S'est mise à écrire le récit de l'enlèvement d'Aldo Moro, l'assassinat du professeur d'université Vittorio Bachelet (1) qu'elle a abattu de onze coups de revolver, un matin de février 1980. Elle théorise: «Il fallait raconter l'état d'esprit, le regard d'une personne sur le monde au moment où, pour poursuivre une utopie, elle emprunte une voie violente et révolutionnaire avec une extrême détermination.» Puis, soudain, confie: «Il fallait aussi que je puisse me raconter à moi-même ces événements si tragiques" Mon passé ne passe pas», admet-elle dans un souffle. Sa vie reste celle d'une prisonnière, elle qui fut, en avril 1978 et durant cinquante-cinq jours, la gardienne de «la prison du peuple». La seule femme d'un commando de quatre membres chargés de surveiller, d'interroger puis de tuer le responsable démocrate-chrétien, coupable, à leurs yeux, d'avoir été le partisan d'un compromis historique avec le PCI. «J'ai adhéré à un projet révolutionnaire qui prévoyait l'utilisation de la violence, ce n'était pas une compagnie de bons samaritains, commente-t-elle froidement. Mais, quand je pense à Aldo Moro et au professeur Bachelet, j'ai le sentiment d'une énorme injustice, d'avoir infligé une douleur inguérissable à leurs familles.»
Anna Laura Braghetti n'en finit pas d'interroger Camilla. De disséquer l'engrenage qui fait passer une jeune femme armée d'une «foi dogmatique pour la révolution» et d'un amour pour Bruno Seghetti, déjà membre des BR, aux manifestations où tout dégénère. «Cela s'est produit dans un contexte social plein de contradictions, avec une lecture idéologique de la révolution, en fréquentant des amis qui avaient déjà fait le saut dans les BR», égrène-t-elle fébrilement. Puis elle conclut: «Au-dessus, il y a la responsabilité individuelle, celle qui pèse plus que tout.» Sans chercher à se dédouaner, elle insiste toutefois: «En louant l'appartement via Montalcini, jamais je n'aurais pu penser que j'allais marquer pendant plus de vingt-cinq ans la vie de ce pays.» Depuis son arrestation, elle mène un combat quotidien pour rentrer dans une norme qu'elle fuyait jadis.. «Nous voulions une société sans classes, l'hégémonie du prolétariat"» Elle rit: «A quoi ça rime maintenant?» Celle qui voulait fuir la monotonie de la vie quotidienne, s'enivrer au souffle de l'aventure révolutionnaire, aspire désormais à payer un loyer, des factures, cuisiner, se retrouver au chaud dans sa famille d'origine modeste. «C'est un travail de tous les jours. Après l'affaire Moro, nous avions une sensation de défaite, beaucoup de personnes étaient arrêtées. L'issue, c'était l'exil, la prison ou la mort.» Le doute s'est alors insinué et ne l'a plus quittée. Pas de regrets: «Je critique mon passé, mais j'en accepte les conséquences. L'enlèvement d'Aldo Moro était une histoire plus grande que moi.» Pas juridiquement «repentie» non plus: «Pour obtenir une réduction de peine? Cela s'apparente à de la délation.» Posée, sa voix se durcit quand il s'agit de juger le récent assassinat, à Rome, d'un collaborateur du ministre du Travail, revendiqué par les BR: «C'est une blessure qui se rouvre en moi. Comme s'il ne pouvait jamais y avoir de mot fin.» Elle ne veut pas du repentir, mais ne craint pas de se renier: «Comment peut-on encore utiliser la violence politique? On ne peut pas changer le cours de l'histoire en tuant un homme. De cela, nous sommes responsables pour l'avoir fait avant eux.» Ce dernier assassinat risque de repousser une nouvelle fois un projet d'amnistie. Anna Laura Braghetti en prend acte. Du fond de sa cellule, elle ne rêve plus que de «vivre dans une petite maison de campagne, d'aller à l'étranger, d'être un peu hors du monde». Pour éviter aussi de devoir repasser à proximité de la via Caetani, rue où fut retrouvé le cadavre de Moro dans le coffre d'une 4L rouge.
22 h 30: une bière rousse et un plat de raviolis surgelés rapidement avalés dans un pub sans âme, et l'appel de la prison la bouscule. Commence le rite du retour précipité des ex-Brigades rouges vers Rebibbia. A l'entrée du pénitencier, elle adressera un salut fugitif et anodin aux anciens camarades. Elle trouve qu'ils ont vieilli.
photo TOMASO BONAVENTURA (1) Le Prisonnier, 55 jours avec Aldo Moro, Denoël.
Anna Laura Braghetti en 11 dates 1953 Naissance à Rome.
1974 Abandonne le Parti communiste italien après deux ans de militantisme.
1977 Entre dans les Brigades rouges.
16 mars 1978 Enlèvement d'Aldo Moro. Geôlière de la «prison du peuple».
9 mai 1978 Au bout de 55 jours d'emprisonnement, Aldo Moro est exécuté.
Mai 1979 Participe à un échange de coups de feu devant le siège provincial de la Démocratie chrétienne. Deux policiers sont tués.
12 février 1980 Assassine le professeur Bachelet.
Mai 1980 Appréhendée lors de la préparation d'un assassinat. Condamnée à perpétuité.
1987 Rompt avec les Brigades rouges.
1994 Obtient un régime de semi-liberté.
1999. Publication française du «Prisonnier».