Wim Wenders challenge
Tokyo-Ga
Wim Wenders – 1985
Vouant à l’œuvre de Yasujiro Ozu une admiration sans bornes, c’est tout naturellement que Wim Wenders avait espéré retrouver le Japon des films de son idole lors de son premier séjour là-bas. Las, débarquer en 1983, en pleine bulle économique, n’était peut-être pas la meilleure idée pour cela.
Qu’à cela ne tienne, Wenders traitera les images de son séjour sous l’angle du moderne, du fake (il y a par exemple un segment consacré aux reproductions culinaires en plastiques que les restaurants arborent souvent dans leur vitrine), pour bien faire comprendre que le Japon d’Ozu, c’est terminé, à moins de se rendre à la source, c’est-à-dire en interviewant certains de ses collaborateurs encore vivant (l’acteur Ryu Chishû et le directeur de la photographie Yûharu Atsuta, tout deux octogénaires, le temps de deux scènes intéressantes mais un rien naphtalinées), ou bien en se rendant au cimetière où se trouve sa tombe, ou encore, tout simplement, en se contentant de voir ses films. C’est d’ailleurs un peu le message de ce film puisqu’il s’ouvre sur le début du Voyage à Tokyo, avec ce vieux couple qui s’apprête à faire ses valises pour monter à Tokyo, et se termine avec la fin du même film, avec le retour du même couple chez eux. Entre les deux, c’est-à-dire le voyage à Tokyo, Ozu n’est nulle part, son Japon est bel et bien révolu.
Wenders et Herzog au Japon. L’un est classieux, l’autre pas.
Démonstration un rien lapidaire et agaçante, surtout lorsque Wenders fait intervenir Herzog le temps d’une scène, Herzog qui affirme que le monde actuel (et encore moins le Tokyo moderne) ne permet plus de retrouver la pureté originelle des images. Pour cela, il faut lutter, prendre des risques. Mais Wenders conclura l’échange en voix off que lui, ses images, il se contentera de les trouver « en bas » (précisons que les deux hommes se rencontrent en haut de la Tokyo Tower), et non pas au milieu d’une guerre ou dans une capsule spatiale Skylab (Herzog affirmant qu’il serait prêt à se porter candidat afin d’y embarquer). Et quelques minutes plus tard, autre rencontre avec un réalisateur, cette fois-ci français. Le temps d’une soirée, Wenders débarque en effet dans la Golden Gai, précisément dans le bar « La Jetée » dédié à l’univers de Chris Marker. Ça tombe bien d’ailleurs, Marker himself s’y trouve :
Et Wenders de commenter :
« Quelques jours plus tard, je devais voir son dernier film, le magnifique Sans Soleil, dans lequel il montre des images de Tokyo inaccessibles à la caméra d’un étranger comme moi »
Et là, on se dit : « Mais il ne tient qu’à toi d’aller chercher ce Tokyo inaccessible, mon grand, plutôt que de collecter des images de ce Japon moderne et américanisé ad nauseam. »
En fait, je me demande dans quelle mesure le visionnage de Sans Soleil a pu jouer sur le montage de Tokyo-ga. Rappelons ici que Sans Soleil est un documentaire hybride, alternant images du Japon et de Guinée-Bissau. À la fois exigeant et envoûtant, il a pu indiquer à Wenders une voie à suivre dans le traitement de la collecte d’images récoltées lors de son séjour au Japon. Car Tokyo-ga a lui aussi une hybridité un peu arty qui en font un objet tout de même recommandable (notamment pour l’impeccable photographie qui est un véritable plaisir pour les yeux). Mais au bout du compte, la démonstration devient un rien monotone, alors que parfois, on a le sentiment que Wenders touche du doigt enfin son sujet, par exemple lorsqu’il rencontre le gamin capricieux dans le métro ou les autres gamins jouant au baseball dans le cimetière, sorte d’avatars de certains sales gosses des films d’Ozu (Wenders en a d’ailleurs conscience lui-même).
Rare moment ozuesque du film.
On touchait là à un Japon de la sphère davantage privée, plus joyeuse, qui permettait d’entrouvrir une voie pour retrouver Ozu. Au lieu de cela, Wenders nous inflige dix minutes de fabrication d’aliments en plastique ou toute une scène avec les membres du Rockabilly Tokyo Club à Harajuku (sympa, mais bon…).
D’une certaine manière, Tokyo-ga est un beau documentaire. Mais, pour retrouver Ozu, on lui préférera le visionnage des films de ce dernier et, pour le côté plongée photographique dans le Japon contemporain, on fera davantage ses délices des sections sur le Japon de Sans Soleil. Car de soleil, il en a justement manqué un peu pour illuminer les rushs pluvieux et un peu trop plombés par le dark jazz de la B.O.