Paris, Texas
Wim Wenders - 1984
Paris, Texas, c’est d’abord de vieux souvenirs.
Souvenir de l’époque des VHS vierges de cinq ou six heures qui permettaient d’entasser plusieurs films. Enregistré sur Arte ou Paris Première, Paris, Texas avait rejoint l’une d’elles dans une qualité forcément limitée mais qui ne m’avait pas moins permis de le revoir plusieurs fois, à une époque où la soif de cinéma n’était pas encore abreuvée par l’arrivée du DVD et encore moins internet.
Souvenir aussi du CD de la B.O. de Ry Cooder, que je possède toujours. Les fichiers FLAC l’ont remplacée, mais je me souviens que sa musique atmosphérique avait été régulièrement écoutée.
Et puis, les années ont passé, puis les décennies, le film s’est fait oublier avant de se rappeler à mon bon souvenir par l’entremise d’un nouveau film du réalisateur. Ici, c’est Perfect Days qui a joué ce rôle, son personnage principal n’étant pas sans points communs avec celui de Travis Henderson. Ah ! Paris, Texas, quel film, c’était le bon temps ça ! Mais que vaut-il maintenant ? Si je décide de le revoir, ne vais-je pas courir le risque d’être déçu ? Tentons tout de même…
Le beau fichier HD rutilant de couleurs lancé, je comprends très vite que le film a parfaitement vieilli. Les images du désert du Texas et de la casquette rouge vif que porte Harry Dean Stanton sont immédiatement saisissantes. Photographiquement parlant, ce sont les années 80 à leur meilleur, loin des innombrables tâcheronneries de l’époque qui font que nombre de films d’alors n’ont pas forcément bien vieilli. Du coup, les premières images font tout de suite comprendre que ça va aller, que l’on va bien de nouveau assister à une confortable odyssée.
Car c’est bien d’une odyssée dont il s’agit. Hirsute, hagard, Travis a au début tout de l’Ulysse perdu en pleine mer (une mer rocailleuse, mais mer quand même) avant d’être recueilli par le roi Alkinoos. Ce rôle est dévolu au frère de Travis, Walt, fier de montrer à son frère son petit royaume, c’est-à-dire sa maison perchée au-dessus de Los Angeles et pour laquelle il avoue qu’elle a nécessité un petit sacrifice financier. Reste que lui, contrairement à Travis, n’a pas été balloté par des vents contraires les dernières années, il a su se constituer des richesses (richesses qu’il partage volontiers avec générosité, à l’instar d’Alkinoos qui couvre de présents son digne invité).
Quant à sa femme, Anne, elle peut être vue comme la Nausicaa franco-américaine qui sera aux petits soins envers Travis afin de le rendre présentable et de le mettre en confiance, le faire sortir de son mutisme.
Car à un moment, il faudra bien parler, dire tout ce qu’il s’est passé durant ces quatre années, toutes les aventures qu’il a vécues. Ici, l’aède chantant la guerre de Troie et déclenchant chez Ulysse l’envie de raconter sera remplacé par un moyen mémoriel plus moderne : une petite séance familiale de projection d’un film super 8 datant de l’époque où Travis vivait paisiblement avec sa femme, Jane, et son fils, Hunter. Pas vraiment de récit d’une guerre, donc, et pourtant, on comprendra à la fin du film que les liens entre les époux n’avaient lors rien d’idyllique, comme le suggère un plan bref du visage de Travis qui, alors que le film s’attarde sur Jane, se durcit.
Juste un instant car les images jouent leur rôle de catalyseur émotionnel. Simple coquille vide alors qu’il est retrouvé dans le désert par Walter, Travis tend à s’épaissir, à retrouver son humanité, à perdre son étrangeté. Et au spectacle du désert du Texas, répondra celui du visage de Travis, qui perdra sa barbe hirsute, arborera à la place une moustache impeccable, sera bien peigné et surtout exprimera dorénavant toute une palette d’émotions — Et pour le spectateur ce n’est pas là le moindre des plaisirs, Harry Dean Stanton trouvant probablement dans ce personnage le rôle de sa vie. Si, contrairement à Ulysse, il n’a pas conté lui-même son passé (pour cela, il faudra attendre la dernière demi-heure), il l’a du moins retrouvé et ces retrouvailles constituent l’impulsion qui va lui permettre d’achever son voyage vers Jane/Pénélope.
Mais on ne retourne pas à Ithaque comme cela, les mains dans les poches. D’abord, il convient d’être aidé par un aède. Un vrai cette fois-ci, un qui sait lire l’avenir, pas un simple film super 8 qui se contente de donner à voir le passé. Travis va en rencontrer un lors de cette scène :
L’aède est un marginal beuglant tout seul une sorte de colère prophétique à un monde qui ne l’écoute pas : sous lui, un gigantesque périphérique où filent des véhicules indifférents. Et pourtant, la vision de ce périphérique annonce celui qu’empruntera quelques jours plus tard Travis à Houston, périphérique qui lui permettra de traquer et retrouver Jane.
« Traquer »… ici, le prénom du fils de Travis, Hunter, semble prédisposé à la tâche. Avec Télémaque, il partage la caractéristique de vivre loin de sa mère. Télémaque vit à Lacédémone, chez Ménélas et Hélène, lui vivait à L.A. (hasard de la première syllabe ?) chez son oncle d’adoption. Pour son retour à Ithaque, Ménélas donne à Télémaque des vivres ; pour son départ de L.A., Hunter dispose de ses portions de Vache qui rit qu’Anne lui remet tous les jours. L’anecdote est connue : le nom du fameux fromage vient d’une déformation de valkyrie. Dans Paris, Texas, toutes les références mythologiques sont décidément systématiquement déformées par le monde contemporain. Et peuvent donc potentiellement se superposer, le couple Walter/ Anne pouvant aussi bien évoquer Ménélas / Hélène que Alkinoos / Nausicaa. Si dans L’Odyssée Ulysse et Télémaque font route séparément vers Ithaque, dans Paris, Texas le père et le fils se rendent ensemble à leur objectif. Dans les deux cas, ils disposent d’un navire remis par un bienfaiteur. Il n’en va pas autrement de Travis (j’ai presque envie de l’appeler Travysse) qui, après avoir parlé à Walter de son projet de retrouver Jane, obtient sans le moindre souci de ce dernier d’argent, de cartes bancaires et d’une voiture pour voguer jusqu’à Houston où elle se trouve. Décidément, c’est une crème, Alkinoos.
Le père, le fils, le navire, les vivres, la route qui va mener au but : l’odyssée commence son dernier acte.
Et dans la dernière ligne droite de son périple, il sera donc secondé de Hunter. Plus tôt dans le film, Wenders ménagera des scènes d’éloignement et de rapprochement entre le père et le fils, le tout associé à différentes apparences de Travis (notamment lorsqu’il va chercher Hunter à l’école).
Métamorphoses de Travis. Entre les deux, intervention non pas d’Athéna mais de la servante Carmelita afin de lui donner une certaine aura (et le pire, c’est que ça fonctionnera auprès d’Hunter).
C’est là aussi un point commun avec L’Odyssée puisque les différentes apparences d’Ulysse sont une manière d’épreuve pour Télémaque. Dans tous les cas, le fils reconnaîtra (dans tous les sens possibles) le père. Et il l’aidera, donc, dans ses retrouvailles avec son épouse. Dans L’Odyssée, Télémaque est l’électron libre qui permet d’atteindre Pénélope sans éveiller les soupçons. De même, dans Paris, Texas, Hunter, armé de son walkie-talkie et posté à la sortie de la banque où Jane se rend chaque 5 du mois pour y déposer une somme sur le compte d’Hunter, est celui qui la verra le premier… sans éveiller les soupçons.
S’ensuivra la scène de filature sur le périphérique, scène durant laquelle Hunter sera décisif pour ne pas perdre de vue le petit véhicule rouge qui, à un moment, se dédoublera :
Quelle voiture est la bonne ? celle de droite ? Celle de gauche ? Hunter n’hésitera qu’un instant avant de choisir : c’est celle à gauche. Le choix paraît pourtant peu évident au spectateur tant les voitures sont absolument identiques mais le ton d’Hunter semble tellement sûr de lui, comme si quelque déité lui avait soufflé le bon choix, qu’on ne tremble pas trop à l’idée qu’il aurait pu se tromper.
Hunter est donc décisif mais, lorsqu’il s’agit de retrouver et de déloger Jane / Pénélope de son palais, il convient de laisser Travysse œuvrer avec sa ruse légendaire.
Le palais de Jane, le voici :
Le palais de Pénélope était devenu un lieu de débauche à cause de la présence des prétendants, il n’en va pas autrement du « palais » dans lequel se trouve Jane qui n’est plus qu’un corps voué à faire saliver des hommes qui la désirent (en cela, il est intéressant que Wenders se soit limité à une forme de prostitution qui ne va pas au bout du désir,Pénélope restant une femme que l’on peut ne voir mais ne peut encore toucher). Elle se montre en effet dans des cabines, protégée par un miroir sans tain. Les prétendants ont piteuse allure :
… même si certain sont plus menaçants :
Il s’agit probablement du maquereau du lieu, homme qui s’aperçoit de la présence inopportune de Travysse à l’étage du lieu (réservé aux dames) et qui l’invite à descendre au rez-de-chaussée, non sans le suivre du regard avec insistance, comme méfiant.
Il en faudra plus pour empêcher l’industrieux Travis de retrouver Jane. À la ruse du miroir sans tain, il opposera celle d’éteindre la lumière afin que les deux anciens époux puissent enfin se voir. Mais avant cela, il usera de sa principale qualité : sa maîtrise du langage. Ayant commencé le film dans le mustisme le plus complet, Travis n’a cessé de développer peu à peu son langage (et on peu se demander si la tape amicale qu’il fait sur l’épaule de l’aède beuglant au-dessus du périphérique ne peut être vu comme le signe d’une transmission magique d’un pouvoir de la parole qui sera décisif pour lui) et peut donc maintenant entamer son monologue qui va lui permettre, avant d’annuler les effets du miroir sans tain, d’être reconnu par Jane. Et là aussi, il y a correspondance avec L’Odyssée puisque c’est par une parole reliée à un passé intime uniquement connu des deux époux qu’Ulysse parvient à faire admettre à Pénélope son identité (il s’agit de la fabrication du lit conjugal). Travis, lui, va conter (grand passe-temps mythologique) l’histoire aigre-douce de deux jeunes gens, avec leurs joies, leurs souffrances et leur séparation, le tout assaisonné de détails qui feront comprendre à Jane que l’homme qui se tient derrière le miroir sans tain est Travis lui-même.
Les retrouvailles ont enfin lieu. Les retrouvailles mais non leur consécration, c’est-à-dire dans le fameux lit. Dans cette Odyssée moderne, Wenders décide à la fin de mettre l’accent sur la transmission (1). À l’amour conjugal est substitué l’amour filial. S’échappant des griffes des prétendants, Jane ira rejoindre Hunter pour commencer avec lui une nouvelle vie…
Et nous ne sommes pas tristes pour Travis. J’ai évoqué plus haut de superposition de personnages. Serait-il finalement un Ulysse se muant à la fin en Sisyphe qui n’aurait plus qu’à retourner dans le désert du Texas pour y marcher perpétuellement sur ses cailloux ? Vision peu réjouissante mais on peut aussi voir Travis comme une préfiguration du personnage du film suivant Paris, Texas : l’ange Damiel,dans Les Ailes du Désir. Ce qu’il devient n’est finalement pas si important. Toute son errance n’ayant eu qu’un seul but, délivrer sa femme d’une souffrance originelle. Au début du film, il refusait de suivre son frère dans un boeing pour rejoindre plus rapidement Los Angeles. En effet, pour lui, le retour parmi les anges était trop tôt, il avait une bienfaisante odyssée à terminer…
(1) Thème qui serait à explorer dans la filmographie de Wenders. Dans son dernier film, Perfect Days, le personnage principal échoue par exemple à transmettre son goût du travail bien fait à son jeune collègue. Mais d’un autre côté, il y a bien transmission de certaines de ses facettes à travers sa nièce, Niko, qui comprend la beauté du personnage et qui continue d’utiliser un vieil appareil photo argentique qu’il lui avait autrefois offert.