L’Innocence (aka Monster)
Hirokazu Kore-eda – 2023
Dans une ville de province, une mère est excédée par l’attitude d’un collège qui cherche à minimiser les persécutions d’un enseignant envers son fils. Celui-ci, Minato, est en effet perturbé, agissant de plus en plus bizarrement, se mettant même parfois en danger. Pour la mère, ça ne fait pas un pli, l’enseignant, M. Hori, doit être viré. Mais celui-ci n’est pas d’accord, il estime qu’il n’a rien fait, au contraire de Minato qui, selon lui, harcèlerait un autre garçon, Yori, garçon efféminé suscitant les moqueries. Dès lors, qui est vraiment le monstre ?
Oui, qui est le monstre ? car précisons ici que le titre original, kaibutsu, signifie « monstre ». Le titre français vend à mon goût bien trop la mèche sur le cœur du film, mais enfin, passons.
Dernier film en date pour Kore-eda, et dernier film tout court pour Ryuichi Sakamoto dont il s’agit de la dernière collaboration avec un cinéaste, avant de nous avoir quittés en mars dernier. Dans le film, la musique est comme l’homme, à savoir discrète et élégante. Il n’empêche, entendre retentir les notes de
Hibari à un moment clé, fait son effet et fait regretter la disparition de ce grand créateur de B.O.
Le film reprend la structure du
Dernier Duel, de Ridley Scott, à savoir une structure en trois segments, chacun reprenant les faits à zéro mais du point de vue d’un personnage différent. Ainsi, le premier sera associé à celui de la mère (jouée par Sakura Ando, toujours excellente). Pas une mère hystérique, juste une mère en colère, et qui a des raisons de l’être. C’est une partie qui illustre bien un versant sombre de Kore-eda, souvent associé (et c’est compréhensible), à un réalisateur solaire et optimiste. Un incendie criminel, un gamin qui dit sérieusement à sa mère qu’il a sûrement dans le crâne un cerveau de cochon, le même gamin qui fugue, qui se jette de la voiture en marche, enfin un collège déconcertant, inhumain dans sa manière de s’excuser auprès de la mère. C’est une veine qui rappelle celle de
The Third Murder, ce qui n’est pas nécessairement pour rassurer puisque ce film de 2017 n’était pas vraiment le meilleur film de Kore-eda. En tout cas, à la fin du segment, pas de doute (enfin si, un peu quand même), tout désigne M. Hori comme le « monstre ».
Mais toutes les cartes sont rebattues dans la deuxième partie puisqu’il s’agit justement de celle qui épouse le point de vue de l’instituteur (interprété par Eita Nagayama, lui aussi excellent). On comprend assez vite qu’il est innocent des faits qu’on lui reproche. Lui, il veut juste faire honnêtement son métier, il apprécie les gamins dont il a la charge et veut poursuivre tranquillement sa liaison avec la femme qu’il aime (pas de chance cependant, elle est hôtesse dans un bar, ce qui fait mauvais effet dans le dossier à charge que l’on met en place sur le cas M. Hori).
Enfin, on devinera que la dernière partie épouse le point de vue des deux enfants, Minato et Yori. Et là, on évitera de trop en dire. Disons juste qu’elle témoigne d’abord des grandes capacités en direction d’acteurs — notamment quand ils sont très jeunes — de Kore-eda, mais ça, ce n’est pas forcément une surprise. S’il y a bien un réal’ que l’on peut qualifier de « réalisateur de l’enfance », c’est bien lui. Les deux acteurs, Soya Kurokawa et Hinata Hiiragi ont été parfaitement castés et dirigés, en particulier le dernier. Sa frimousse, sa démarche de feu follet qui fait virevolter au-dessus de sa tête la ficelle de son jouet, tout cela illumine l’écran et rend incompréhensible tous les faits graves qui se sont passés. Ces faits, on finit par comprendre qu’ils ont pour origine un secret, touchant justement Yori et ricochant sur Minato. Et là, c’est l’occasion de retrouver une autre facette bien connue de Kore-eda, celle qui lui permet d’associer légèreté d’évocation et puissance des sentiments, le tout enrobé dans une maîtrise technique qui font du Japonais aussi bien le poète de ceux qui sont rejetés, en marge, qu’un des plus grands cinéastes de notre époque. 61 ans, 28 ans de carrière, 16 films avec aucun déchet : oui, on pourrait qualifier Kore-eda de « monstrueux » mais c’est là une monstruosité qu’on lui pardonne — et dont on espère qu’elle perdurera.