Manderlay de Lars von Trier
(2005)
Bon bah j’ai bien fait de continuer sur ma lancée après le visionnage de Dogville, j’ai encore plus apprécié ce Manderlay, ce qui me surprend d’autant plus que c’est un film nettement moins cité et apprécié dans la carrière de Lars von Trier. Ce dernier décide donc de continuer l’histoire de Grace, avec l’idée de former une trilogie pour analyser les mœurs américaines (le troisième film Washington ne verra malheureusement jamais le jour, la faute aux résultats catastrophiques de Manderlay : moins d’un million de recettes pour quatorze millions de budget). Dans le premier film, il était question de pardon, de moralité, de contourner les lois pour en instaurer des nouvelles, de chercher la liberté dans ce qui se révèle être une prison, dans Manderlay, on vient titiller un sujet plus touchy, puisqu’il va être question d’esclavage.
On suit toujours Grace, qui arrive cette fois dans une plantation de cotons où l’esclavage est toujours de rigueur. Après avoir forcé la libération des esclaves, elle décide de reprendre en main l’organisation de la propriété, afin que les anciens esclaves puissent peu à peu être autonomes. De ce pitch, Lars von Trier développe des questionnements passionnants : le white savior complex évidemment, qui est au centre du récit, mais aussi des choses nettement moins politiquement correctes, notamment le fait que les esclaves, malgré leur liberté retrouvée, se complaisent à revenir à une forme de servilité, dans laquelle il retrouve un ordre et une organisation dont ils ne peuvent se passer. A la vue de ces questionnements, pas étonnant que Manderlay n’a pas retrouvé le succès de Dogville : c’est un film qui pose des questions qui fâchent, qui donnent des réponses difficiles à entendre (le film se termine en disant que, concrètement, il y aura toujours des esclaves et des maîtres pour les contrôler, quoi que l’on fasse), et plus encore que dans Dogville, le moindre choix, positif à première vue, se révèle être un désastre quelques minutes plus tard (super scène de l’arrivée de la tempête de poussière).
Et puis, contrairement à Dogville qui suivait un schéma où on devinait assez vite vers quelle finalité ça se dirigeait, ici il y a pas mal de surprises, notamment tout ce qui est lié à la loi écrite dans le bouquin de la propriétaire de la plantation, ou la storyline du love interest, autant d’éléments qui rendent le film encore plus dark qu’il ne l’était jusqu’ici, et qui permettent d’achever l’ensemble dans un pessimisme assez incroyable (les esclaves qui avouent vouloir rester tels quels + le père de Grace qui pense que sa fille suit ses traces et qui se barre, ça va loin dans la noirceur). Comme Dogville, on retrouve le concept du zéro décors, et comme Dogville ça marche très bien, ici c’est plus pour créer une continuité j’ai l’impression, le fait de ne pas avoir de murs sert moins pour la mise en scène ou le propos, mais ça reste édifiant dans la façon où, en tant que spectateur, on arrive à complètement occulter ce manque.
Par contre, très étrange de constater ce qui a pu se passer du côté du casting : autant je peux comprendre les changements d’acteurs, qui ne sont pas si dérangeants que ça (je trouve même que Bryce Dallas Howard colle mieux au rôle que Nicole Kidman), autant je trouve ça étrange de retrouver certains des acteurs du premier films dans des rôles complètement différents (Jean-Marc Barr, Chloë Sevigny, Lauren Bacall et Udo Kier) sans qu’il n’y ait de véritables justifications derrière. Enfin, côté mise en scène, c’est identique à Dogville avec une caméra hésitante, qui semble prendre sur le vif les événements. Il y a quelques passages qui font exceptions et c’est là où le métrage, formellement, s’élève à mon sens, j’aurais pas craché sur un film entier aussi inspiré visuellement, quand bien même le résultat actuel se regarde très bien. Encore un film qui me fait revoir un peu à la hausse mes considérations sur ce réalisateur, et dommage que cette trilogie n’ait jamais été conclue, il y avait moyen d’avoir quelque chose de fort.
7/10