L'Adversaire, Emmanuel Carrère (1999)
Jean-Claude Romand est un médecin travaillant pour l'OMS. Il est l'exemple de la petite bourgeoisie de province bien sous tous rapports, aimé et respecté de tous ceux qui ont croisé sont chemin. Un jour de janvier 1993, il tue sa femme en lui éclatant le crâne à l'aide d'un rouleau à patisserie, puis tue sa fille, son fils et ses parents à coups de carabine, avant de mettre le feu à sa demeure et de tenter de se suicider. L'enquête révèle vite qu'il n'a jamais été médecin, n'a jamais travaillé à l'OMS et n'a même jamais fini ses études. Alors, que cachent tous ces mensonges ? Un complot, une affaire de mafieux,... ? Non, rien du tout. Pendant toutes ces années, Romand à passer son temps à ne rien faire, à prétendre être au travail alors qu'il faisait passer le temps en se promenant dans les bois, sur des aires d'autoroutes,...
D'abord intrigué comme tout un chacun par le caractère incroyable de l'affaire, Emmanuel Carrère entre en contact avec Romand pour tenter de comprendre ce qui a pu se passer pendant toutes ces années dans la tête de cet homme pour qui le mensonge, le double jeu a fini par devenir trop lourd à assumer. L'auteur inaugure ici le premier de ses « récits », où il ne cesse d'intervenir dans la narration pour nous faire partager son point de vue, ses doutes vis à vis de l'avancée de son enquête et met parfois en parallèle des éléments de sa propre vie avec celle de son protagoniste principal. Le procédé pourrai sembler être un exercice égocentrique et vain. Loin de là. Avec ce choix de narration, Carrère parvient ainsi à s'extirper brillamment du piège « récit de fait divers ». En mettant son sujet à distance par la mise en perspective des faits avec sa propre vie, il parvient paradoxalement à nous immerger beaucoup plus dans ce qu'il raconte en nous forçant à nous interroger nous même face à ce que l'on lit.
Ainsi, L'Adversaire, plus que de faire le portrait horrible et en même temps fascinant d'un assassin, raconte aussi quelque chose de notre époque et de notre société. Il parle de notre besoin d'être plus que soi, de l'importance des apparences dans notre vie sociale, et il met aussi le point sur l'immense solitude dont chacun d'entre nous peut faire l'expérience. C'est probablement ce qui met le plus mal à l'aise dans le livre, au delà une fois encore de la tragédie qui a survenu, ce sentiment de vide existentiel, de solitude qui se dégage de la vie de Jean-Claude Romand et qui nous met en face de notre propre vide, de notre incapacité à vraiment connaître les autres, même les plus proches de nous. La description de ses années d'étudiant est en ce sens absolument glaçante.
Pour autant, Emmanuel Carrère ne tombe jamais dans la facilité qui consisterait à rendre héroïque son protagoniste. Bien qu'on le sente parfois fasciné par ce que signifie ce personnage, il parvient à conserver sa distance tout au long de son récit, magnifiquement écrit dans une langue simple mais qui parvient à demeurer littéraire.