Au milieu des années 1960, quand débute la saga des enquêtes de l'inspecteur Martin Beck, la Suède est un pays prospère. C'est même, juste derrière la Suisse, la nation européenne offrant le meilleur niveau de vie par habitant. C'est un État largement industrialisé, importateur de matières premières et d'énergie, et exportateur de produits manufacturés. Sa neutralité pendant la Seconde Guerre mondiale a profité à l'économie, qui non seulement n'a pas été détruite ou convertie en économie de guerre, mais s'est développée et modernisée.
Au plan politique le pays est dominé depuis les années 1930 par le parti social-démocrate, champion toutes catégories de l'État-providence. Les inégalités sociales sont faibles et la population immigrée est quasi inexistante (à l'exception d'une immigration finlandaise).
C'est dans ce cadre idyllique en apparence, que dix ans durant — et dans autant de romans écrits à quatre mains — Maj Sjöwall et Per Wahlöö vont s'ingénier à montrer l'envers du décor, toutes les déviances traditionnellement passées sous silence, mais dont l'existence même prouve, à leurs yeux, que le fameux « modèle suédois » n'est qu'un leurre à bien des égards.
Pour reprendre une expression de Robert Deleuse dans Les maîtres du polar (Bordas, 1991), l'œuvre du couple scandinave est une « scannerisation de la société suédoise ». Per Wahlöö définissait le travail de son épouse et de lui-même comme « un scalpel ouvrant le ventre d'une idéologie appauvrie et exposant la morale discutable du pseudo bien-être bourgeois ».
Petit topic pour faire connaitre ou si certains connaissent déjà, j'ai lu quatre volumes et j'accroche assez.
10 volumes:
Roseanna — Il s'agit du premier des dix romans de la série. On y fait la connaissance de presque tous les personnages récurrents de la série, et naturellement celle de Martin Beck. Celui-ci, alors inspecteur principal de la police nationale affecté au bureau des homicides, est chargé d'enquêter sur la mort d'une inconnue retrouvée dénudée dans un canal.
L'Homme qui partit en fumée — Un homme est retrouvé mort dans un appartement des plus miteux la veille du départ en vacances de Martin Beck ; le lendemain, celui-ci doit quitter sa famille sur la petite île où il viennent d'arriver, car il est rappelé de toute urgence à Stockholm où un fonctionnaire du ministère des Affaires Étrangères lui demande d'abandonner sa villégiature et d'enquêter immédiatement sur la disparition d'un journaliste, de l'autre côté du Rideau de fer, en Hongrie.
L'Homme au balcon — Ce roman traite d'un sujet peu abordé dans la littérature policière de l'époque : la pédophilie. Martin Beck et son équipe traquent un violeur meurtrier de petites filles dans un Stockholm écrasé par la chaleur du début d'été. Au plan personnel, on voit les rapports du couple Beck se distendre de plus en plus sans que l'on sache très bien si cela est dû à l'hyperactivité de Martin au travail, ou bien s'il cherche à compenser par cette hyperactivité le désastre affectif qu'est sa vie privée.
Le Policier qui rit — Alors que toute la police de Stockholm est mobilisée pour faire face à une manifestation contre la guerre du Viêt Nam, deux de ses membres découvrent un autobus rempli de passagers arrosés à coup de pistolet mitrailleur. Parmi les victimes se trouve un policier de la brigade criminelle : Åke Stenström. Ainsi commence l'un des meilleurs romans de la série dans lequel, outre l'aspect enquête comme d'habitude impeccable, Sjöwall et Wahlöö nous donnent à voir une Suède où, sous des dehors de démocratie presque parfaite, se dissimulent les mêmes turpitudes policières et politiciennes que partout ailleurs en Europe occidentale (nous sommes en 1968)
La Voiture de pompiers disparue — Quand une banale voiture de pompiers peut en cacher une autre, tout aussi banale mais qui finalement va s'avérer le nœud tenant tous les éléments de l'intrigue ! Alors qu'il est en planque devant l'appartement d'un certain Malm, ignorant totalement pourquoi on l'a placé là par une nuit glaciale, l'immeuble explose littéralement à la figure de l'inspecteur Gunvald Larsson. Les journaux témoignent que celui-ci s'est comporté en héros pour sauver le vie de plusieurs personnes. Mais voilà... si la voiture des pompiers n'avait pas temporairement disparu en cours de route, il n'y aurait probablement eu que des blessés… mais plus de roman.
Meurtre au Savoy — Un grand ponte de l'industrie est abattu dans la salle de restaurant de l'Hôtel Savoy à Malmö et le tueur peut prendre la fuite sans que personne n'ait le temps d'intervenir. Martin Beck, à présent chef de la brigade criminelle - et en instance de quitter sa femme - se rend dans le sud de la Suède prêter main forte à son ami l'inspecteur-chef Per Mansson, le mâchouilleur de cure-dents parfumés à la menthe. Outre les personnages habituels, on retrouve ici les inénarrables Kvant et Kristiansson, duo plus bête que méchant et la jolie Asa Torrel, jadis fiancée du policier Åke Stenström mort dans l'attaque de l'autobus (cf. Le policier qui rit), laquelle ne va pas laisser Martin Beck complètement indifférent...
L'Abominable Homme de Säffle — Un assassinat à la baïonnette est commis dans un hôpital. Or le mort n'est pas n'importe qui : c'est un flic, le commissaire Nyman. Qui plus est un flic gravement malade dont l'espérance de vie était des plus réduites. Au fil de son enquête, Martin Beck et ses hommes vont découvrir que le commissaire Nyman avait l'habitude d'utiliser des méthodes très... spéciales avec les suspects. Des méthodes qui cadrent mal avec l'idéologie soft de la social-démocratie suédoise, en apparence tout du moins.
La Chambre close — Une femme blonde coiffée d'un grand chapeau braque une banque ; l'affaire tourne mal : elle tue accidentellement un client. Quelques jours avant, un vieil homme avait été retrouvé mort dans le petit appartement qu'il occupait. Suicide, sans le moindre doute, d'autant que la chambre du mort était fermée de l'intérieur. Sauf que Martin Beck a un doute… Et quand un élément vient relier les deux événements, le doute se transforme en évidence.
L'Assassin de l'agent de police — Une femme est assassinée dans des conditions sordides et son corps jeté dans une mare. Quelque temps après, des policiers en patrouille surprennent une bande de petits voleurs. Un fusillade éclate et un flic reste sur le carreau. Manque de chance, l'un des voleurs, pour s'enfuir, dérobe la voiture qu'il ne fallait pas.
Où l'on voit le grand retour d'un personnage déjà rencontré par Martin Beck au détour de sa carrière ; où l'on voit aussi toute l'imbécillité de la hiérarchie policière, son goût exacerbé pour le pouvoir et sa soif de vengeance dès lors qu'un membre de l'institution a laissé sa peau pendant le service. Un livre féroce, où Maj Sjöwall et Per Wahlöö mettent en pièce le mécanisme policier ; de plus en plus pessimiste.
Les Terroristes — Un important personnage d'un État sud-américain se rend en visite officielle en Suède ; un commando de terroristes internationaux s'y trouve au même moment ; une jeune fille idéaliste et naïve découvre soudain que son pays n'est pas le pays de cocagne dont on lui a rebattu les oreilles…
À partir de ces trois éléments, Maj Sjöwall et Per Wahlöö effectuent une autopsie brillante d'une société pas encore morte, mais pourtant déjà dans un état avancé de putréfaction. C'est sans conteste le chef-d'œuvre de la série, comme si Per Wahlöö au commencement de ce roman savait que ce serait son dernier. Les principaux personnages, sans exception, évoluent sur le fil du rasoir, prêts à basculer dans le néant. De la grande littérature.