Mine de rien, 2024 a été une année prolixe pour Kiyoshi Kurosawa, puisqu’entre son remake français de son Serpent’s path et Cloud (que je vais voir prochainement), il a trouvé le temps de réaliser un moyen métrage de 45 minutes, Chime (terme anglais qui signifie « carillon »). À vrai dire je n’en attendais pas grand-chose. Et c’est à tort car Kurosawa renoue ici avec le fantastique de films tels que Cure ou Kairo, autant par sa représentation du mal sous la forme d’une contamination qui gangrène la société que par sa manière froide et élégante à la fois d’illustrer les méfaits de ce mal.
Cela commence par un étudiant suivant les cours d’un professeur de cuisine (Takuji Matsuoka, joué par un excellent Mutsuo Yoshioka) qui explique à ce dernier deux choses : d’abord, qu’il entend au loin comme le bruit d’un carillon (son professeur, lui, n’entend rien). Ensuite qu’il est persuadé avoir eu autrefois une opération qui avait pour but de lui remplacer une moitié de son cerveau par une partie mécanique. Bon, le jeune homme a probablement trop lu Inuyashiki ! En tout cas il cherche à prouver ses propos en s’enfonçant un couteau de boucher dans le crâne et, bien sûr, en mourant aussitôt.
Et c’est le début d’une succession de scènes mi-étranges, mi-horrifiques. Car le professeur entendra lui aussi le carillon. Et dès cet instant, son quotidien ne va cesser de lui apparaître sous un jour parfois ubuesque. Ici j’ai pu lire certaines critiques négatives, déçues, trouvant que le film était parfois sans queue ni tête. Je pense que ces critiques ne connaissaient pas le travail ultérieur de Kurosawa et s’attendaient à une représentation plus conventionnelle de l’horreur. Or, c’est ici surtout une étrangeté mâtinée d’absurde qui l’intéresse, avec parfois des effets à la Ionesco. J’y ai songé en particulier lors des repas familiaux chez le professeur. On y parle de tout et de rien (enfin, le prof est tout de même persuadé d’avoir réussi un entretien d’embauche pour un restaurant alors qu’il n’en a pas vraiment donné l’impression quelques minutes plus tôt au spectateur) quand soudain son fils se met à ricaner bêtement et sa femme se lève pour déverser dehors, dans un bac, des sacs remplis d’un nombre impressionnant de canettes vides. Plus tard, le fils lui demandera de lui prêter rien moins que 200000 yens pour une raison bien incongrue. Bref, l'incohérence règne, tout semble se désagréger mentalement autour de lui… à moins que cette désagrégation était déjà présente bien avant, comme si le fait d’avoir entendu lui-même le carillon lui avait permis d’en prendre mieux conscience.
Ou bien ce carillon, comme une maladie (thème cher à Kurosawa) est entendu par de plus en plus de personnes et n’a pour effet de faire sauter des barrières mentales, livrant le plus naturellement du monde des désirs (la demande de 200000 yens), des colères (l’étudiante) ou des gestes meurtriers (ici, nous ne dirons rien).
Finalement, les personnes qui semblent le plus capables de rester imperturbables, de ne pas entendre le carillon, seraient les deux hommes faisant l’entretien d’embauche pour le restaurant. C’est bien normal : les affaires avant toute chose. Le monde peut bien crouler, s’enfoncer dans le délire, la stupidité, l’essentiel est de continuer à garder la tête froide pour faire du fric.
Avec ces incohérences qui deviennent de plus en plus fréquentes, il y a donc du Cure dans ce Chime, comme le souligne d’ailleurs une scène dans un restaurant intervenant vers la fin. Une des différences essentielles entre les deux films est que dans Chime, on est dans un Tokyo propre, lisse, aseptisé. Ainsi la salle dans lequel le professeur dispense ses cours. En revanche, nulle différence dans la maîtrise formelle. Ou alors, s’il y en a une, je dirais que Chime est l’illustration d’un réalisateur au sommet de sa maîtrise technique, aussi bien dans ses cadrages que dans son traitement du son.
Vraiment une belle petite réussite qui confirme que Kurosawa sait parfaitement gérer les formats mi-longs (il y avait déjà eu son Seventh Code) et qui, du coup, donne envie de voir sa nouvelle version de Serpent’s Path et surtout Cloud.