Dodeskaden, Akira Kurosawa (1970)
Je comprends que le public japonais n'a pas voulu suivre Kurosawa à l'époque dans ce tournant artistique pour le moins radical. Premier film en couleurs, on a effet l'impression que ce dernier a pris sa palette de peintre pour habiller un univers qu'il connaît bien, les bas-fonds japonais, et va ainsi à contre-courant en lui retirant son réalisme visuel. Film jumeau des
Bas-fonds, on retrouve certains défauts de ce dernier, à savoir une histoire décousue qui se déploie en plusieurs avenues de personnages plus ou moins intéressants à suivre, et donc avec beaucoup de longueurs. Cependant, cette oeuvre demeure bien plus marquante (un euphémisme), car AK sait donner vie à ces marginaux par l'humanisme qu'on lui connaît, et une esthétique originale et poétique.
Entre la tragicomédie d'un
Affreux, sales, et méchants et le lyrisme caprien d'un
Merveilleux dimanche, AK dépeint ainsi un monde terrible traversé en même temps par des touches de beauté, entre rêves et cauchemars. La première scène annonce déjà la couleur avec un pauvre diable qui commence sa journée en se mettant dans la peau d'un cheminot travaillant dans un tram imaginaire (il mime son avancée en criant "dodes' kaden"). Mais en même temps il prie pour que sa mère redevienne elle-même. Cette attitude prise entre conscience de la réalité et fuite vers les délires de l'esprit est symptomatique du film. Par son entremise, on rencontre les autres personnages qui partagent le même état d'esprit : ouvriers de chantiers qui se consolent dans l'alcool, père de famille sans cesse trompé par sa femme et rassurant ses enfants de sa paternité, voleur dont la victime (un vieux sage) se comporte de façon trop humaine, des femmes à la ténacité plus grande que celle des hommes. Se démarquent du lot un père et son fils mendiants s'imaginant leur future maison, et une jeune femme qui se laisse abuser par son tuteur malade imaginaire : pris au piège tantôt par l'imaginaire, tantôt par la réalité, ils reflètent le coeur du film !
Bref, même si on se retrouve loin des chefs-d'oeuvre du maître avec un rythme lancinant et des interprétations parfois poussives, au moins ce dernier propose t-il quelque chose de neuf au niveau de la forme, servant ce projet familier de nous ouvrir à l'humanité de ses personnages, avec toute la subtilité qu'on lui connaît (j'ai particulièrement été impressionné par la manière dont il traite le vol, le suicide, et l'adultère : sans fermer les yeux sur leur situation cauchemardesque, il en donne une réponse tendre, humaine, et même comique). Sans oublier cette très belle musique peu présente, mais qui accompagne avec légèreté la mélancolie et la douce folie présentes dans ce film.
Un film marquant pour le tournant esthétique qu'il représente pour AK, au service d'une lecture humaniste des bas-fonds, entre rêves et cauchemars. Dommage pour l'histoire décousue et les longueurs, mais à voir quand même si on est fan de son oeuvre.