Après nous avoir presque fichu la nausée avec
The Hunger, un poignant pamphlet où les corps souillés devenaient le porte-parole d'un combat paradoxal pour les droits humains, Steve Mc Queen nous revient avec un film encore plus percutant et ambitieux, sur la question très contemporaine de l'addiction sexuelle. Ce réalisateur va encore plus loin tant dans la forme que dans le fond, car en faisant de nouveau parler les corps par l'image (qui renvoie à des individus désincarnés, certes en pleine réussite matérielle, mais en se confondant désormais avec leur environnement, ils ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes), il dépasse le cadre relativement étroit de l'évènement historique, pour questionner les maux d'une société dont les membres, devenus dépendants de la sur-consommation et de la performance individuelle véhiculée insidieusement par cette dernière, ne parviennent plus à se connecter les uns aux autres.
A ce titre, le choix d'une mise en scène près du corps et d'une photographie qui pue la séduction et le sexe, servent entièrement le sujet. D'autant plus que Steve Mc Queen, au lieu de se perdre dans la morne répétition de l'obsession de Brandon, perdu de l'intérieur, qui passe son temps à draguer et à niquer toutes les gonzesses dans une rotation qui ne finit jamais, varie son point de vue. Ainsi, au lieu de nous imposer une opinion qui n'irait pas bien loin, les non-dits et les actes (comme dans
Hunger), précèdent les explications et les règlements de compte entre les personnages, qui sont d'ailleurs de grands moments de cinéma (je pense surtout à l'échange expéditif entre la frère et la soeur qui fait le point sur leurs positions respectives quant à leur relation ambigüe, et l'interprétation musicale de
New-York New-York qui en dit tant sur elle, leur parcours, et leur identité bancale).
Ainsi, ce film est une lente plongée dans le cauchemar éveillé d'un mec qui n'a que le sexe dans la tronche, symptôme et prolongement humide d'une société malade qui s'appuie sur la performance, l'autonomie, et l'individualisme de ses membres. J'ai pensé à
Somewhere qui met en scène un acteur remplissant son existence de petits jeux ludiques pour le stimuler, mais
Shame va bien plus loin, beaucoup plus subtil et complexe dans sa lecture de la maîtrise/perte de contrôle des pulsions. Plus pessimiste aussi, car en dépit de la volonté des personnages, il est toujours possible de rechuter puisque la société fonctionne ainsi, sans aucune porte de sortie morale. Soit on ferme les yeux, soit on s'adapte. Enfin, ça va plus loin dans le malaise partagé. Non seulement dans le désir sexuel (appétit je devrais dire) dépeint et l'acte consommé qui nous délivrent des images cliniques, frontales, et sans concession, mais surtout dans la lourde solitude qui s'ensuit (on a l'impression qu'il fait toujours nuit et que les espaces se dilatent, au point que les personnages semblent trop éloignés ou proches de la caméra, dont l'identité en peine est d'ailleurs reflétée par le prisme de la caméra/miroir).
Puis on évite aussi le machiavélisme moral, grâce à des scènes et rôles complémentaires. Si Brandon incarne le mal-être de cette société désincarnée (Fassbender est très impressionnant, et pourrait ne pas souffler un seul mot qu'il transmettrait toutes les émotions et réflexions nécessaires pour interpréter avec nuance ce quasi prédateur sexuel, victime malgré lui du système), sa soeur en représente l'espoir fuyant (interprétée par Mulligan qui est juste dans ce rôle, car n'a pas la prétention d'être l'icône de beauté qu'on a fait d'elle, bien au contraire elle est plutôt un peu vulgaire, dépravée, mais aussi touchante, bref tout ce qui est laissé en plan par son frère qui n'est pas moins présent en lui). Le tableau est complété par le boss qui drague mais ne conclue pas comme un jeu apparemment sans signification (contrairement à Brandon), et la collègue qui représente un peu la voie normale, sérieuse, responsable, bref encore une fois celle que Brandon ne peut pas baiser sans se compromettre dans sa philosophie nihiliste de l'excitation sexuelle qui ne laisse aucune place pour une relation amoureuse. Enfin, la séquence du bar gay semble moins représenter une tendance bi que le bout du tunnel, où le jouir ne s'encombre plus d'un corps sexuel déterminé, tous interchangeables.
Pour conclure, je n'ai pas grand chose à reprocher à ce film à la fois poignant, percutant, grave, mais aussi complexe et loin d'être réducteur par rapport au thème traité. C'est ce que j'apprécie avec ce réalisateur que j'apprends à connaître, qui parvient, à partir d'un unique sujet, à nous faire réagir tant physiquement et moralement, porté par des choix esthétiques qui ont cette qualité de nous plonger au coeur du triste quotidien de son personnage principal (partagé entre son job bouffé par la froideur de son environnement, et ses sorties nocturnes faussement bucoliques où il chasse les femmes comme d'autres dégustent un bon plat), mais aussi de rendre ce dernier tour à tour attachant et repoussant, évitant ainsi le double écueil de la complaisance et du réquisitoire moral (et que dire de la scène de dernière drague, étonnant discours sexuel d'une vérité absolument glaçante, glauque, et va au bout du mal-être de Brandon, qui sépare, à sa perte, plaisir physique et connexion émotionnelle). Film coup de poing là où ça fait mal, c'est pour en ressortir grandi.