L'histoire a un postulat simple mais particulièrement bien mis en scène : trois individus se retrouvent sous un vieux portique (Porte-témoin à la fois des horreurs de la guerre et de l'ambivalence du récit qui va s'y dérouler) pour rapporter un fait divers, vécu par plusieurs points de vue différents (leur non-communication est admirablement représentée par ces regards des témoins qui ne se croisent pas, se ressemblant par une fixité du vide). Le genre de récit terrifiant que l'on se raconte autour du feu, la pluie qui bat à son plein (magnifiquement introduite, comme un personnage à part entière) jouant ici l'arrière-plan dramatique (créant aussi une sorte de flou artistique intéressant vis à vis de l'histoire). L'intelligence du récit est qu'au final, il n'y a aucun moyen de savoir quel témoignage est véridique, et probablement que chacun est à remettre en question. Mais comme l'affirme le passant qui nous fait rencontrer ces conteurs,
peu importent les mensonges, tant que l'histoire est passionnante. Et effectivement une véritable tension habite le récit, et nous happe tout entier jusqu'à son dénouement, sur le rythme entêtant d'une variation du
Boléro de Ravel.
Un procédé narratif novateur et précurseur se met donc au service du récit : le flashback enchâssé, qui met en branle de manière astucieuse un réquisitoire moral implacable (incarné par le bonze), à savoir que le mensonge est inscrit dans la nature humaine, et détermine ainsi chaque version de l'histoire. Tout comme
Chien enragé avant lui et
Entre le ciel et l'enfer plus tard, toute une réflexion sur le regard est déployée, appliquée à chaque témoignage, auquel correspond un état d'âme, une projection de soi, une chose que l'on veut cacher aux autres pour se mettre en valeur ayant pour conséquence d'accuser le coupable idéal. C'est très fort et efficace.
Dans l'enchaînement des récits, ces derniers se contredisent, ce qui est l'un des grands intérêts du film. Nous assistons d'abord à un portrait idyllique et stéréotypé de la situation. D'une part, une femme immaculée comme un ange, coiffée de son voile blanc, suivie de son mari protecteur. Tous les deux ont belle allure et semblent sortis tout droit d'un conte de fées. Puis d'autre part arrive le voleur aisément détestable (Mifune), prêt à tout pour arriver à ses fins, comme violer la femme. Mais au fur et à mesure, ces images tombent, dévoilant une vérité bien plus cruelle et ambiguë qu'en apparence. Dans ce basculement sans jamais tomber dans l'opposition facile, on y retrouve un peu de Maupassant dans l'esprit. Ainsi, à travers les témoignages, déjà reflets déformants de la réalité, se succèdent le point de vue du voleur, de la femme, et enfin celui du mort - le samouraï -, qui sont tous à prendre avec des pincettes (y compris celui du medium, annonçant le personnage de l'esprit dans
Le château de l'araignée qui offrait une prédiction jouant aussi beaucoup avec la perception). Finalement, derrière une banale et unilatérale mais terrifiante histoire de vol, de meurtre, et de viol (jugée plus terrible que la guerre, peut-être parce que celle-ci se déroule au loin), se joue un rapport de forces triangulaire hanté par une forte dimension d'honneur. Une reprise à peine voilée du film de samouraï, qui n'a ici plus aucune assise morale, servi par cette mise en scène qui détruit tout point de vue consensuel ou unique, jouant sur l'inversion des rôles.
Enfin, la réalisation est au top. Kurosawa était vraiment l'un des réalisateurs japonais les plus doués en termes de composition de plan (son cinéma est généralement plus imagé que textuel). Chaque séquence est pensée à la perfection. Je retiens d'abord l'utilisation du climat, qui joue un rôle primordial, véritable quatrième personnage : pour encadrer le récit (la pluie), initier le témoignage (plongée virtuose dans les lieux du crime via le premier témoin), ou encore assigner une cause aux motivations des individus (le vent, le soleil, et la chaleur semblent refléter, accompagner, voire peser sur les pulsions qui habitent chacun d'entre-eux). Une seconde marque de fabrique : le champ de profondeur, qui implique généralement les trois individus dans le même plan, comme pour nous indiquer qu'aucun ne détient la vérité, et que tout se passe par le rapport de force, lui-même dévoilé à l'avantage du témoin. Ainsi, le flashback ne se suffit pas à lui-même dans la manière de rapporter la réalité de manière fragmentaire, mais la conception géométrique du plan y participe, introduisant des lignes de tension entre les trois protagonistes. J'ai notamment en tête les deux versions du combat où s'affrontent le voleur et le samouraï, totalement différentes, l'un se déroulant selon les codes (la version du voleur, qui met en valeur ses faits d'armes), l'autre étant beaucoup moins beau à voir et se déroulant selon les règles de survie (la version du bûcheron est la plus vraisemblable, car la réalité est rapportée sous un angle sordide et désenchanté, où chacun participe au dénouement tragique). Sans oublier les gros plans sur les visages sur lesquels on lit la tension et toute une gamme d'émotions variées (désir, trahison, horreur, honte, culpabilité, ...), marques d'un naphta généralement réussi selon moi, et qui puisent ici leur vocabulaire dans le théâtre Nô.
Même si le dernier témoignage ne résout rien quant à la véracité des faits, la fin est tout de même optimiste avec l'un des narrateurs qui veut se racheter, avec pour témoin le bonze qui reprend ainsi confiance envers le genre humain : une lueur d'espoir offerte en contre-point au relativisme de la vérité, et surtout à la banalisation du mal (bien que cette scène arrive un peu brusquement, on peut apercevoir qu'elle est très cohérente avec le reste, vu que le témoin concerné était habité par la culpabilité depuis le début).