Trahir |
Réalisé par Radu Mihaileanu
Avec Johan Leysen, Mireille Perrier, Alexandru Repan
Drame, FR, 1h43 - 1992 |
8,25/10 |
Résumé : Après la guerre, à Bucarest, un jeune poète roumain arrêté pour avoir écrit un article dénonçant les crimes stalinien, va sauver sa vie en acceptant de devenir un otage du régime.
Trahir est le premier long-métrage de Radu Mihaileanu, connu essentiellement pour son magnifique Va, vis, et deviens. Ce réalisateur d'origine roumaine devrait être davantage connu tant ses thèmes favoris, l'exil et l'identité, ont une portée humaniste universelle.
Une très belle introduction sur l'univers protéiforme de la dictature
Les vingt premières minutes sont un modèle du genre. D'abord, la séquence d'ouverture nous montre les illusions perdues de l'enfance dans un pays sous la dictature telle qu'elle existait en Roumanie. On poursuit dans le générique avec un parallèle entre les déportés et les trains de la mort d'une part, et de l'autre une machine à imprimer les tracts de la résistance au régime de la dictature. Enfin, on nous montre les conditions misérables des prisonniers de guerre où l'on broie les âmes et les corps : cet endroit sale et jauni dont l'obscurité est à peine adoucie par un rayon de lumière symbolisant le lien étroit avec l'extérieur et la liberté ; l'écrivain qui est obligé de transcender les conditions matérielles de l'art en écrivant sur le mur avec ses doigts, mû par une nécessité intérieure de créer ; une union sexuelle forcée où les corps meurtris apprennent à s'aimer dans la tendresse et la dignité malgré la contrainte et l'humiliation causée ; et enfin la drôle de trahison à laquelle l'écrivain a droit en échange de sa liberté et de son droit de publication.
Une trahison ?
L'agent de la sécurité du parti incarne un drôle de diable en proposant au poète de coopérer non pas à balancer ses anciens collaborateurs, mais à signer des documents qui reconnaissent des actes antipatriotiques, et le poète incarne à son tour un drôle de Judas, en vendant son âme en échange de la liberté et de son droit d'écrire à nouveau. Ainsi, ce n'est pas une trahison directe, mais ici elle signifie confirmer, valider, donner une réalité d'abord administrative puis concrète à un ancien acte antipatriotique. La conséquence de cette collaboration est réelle, puisque ces signatures condamneront socialement, et parfois à la prison et à la mort, des personnes qui combattaient comme le poète pour la liberté de la patrie. Cependant, comme l'indique déjà cette méthode non conventionnelle de trahison, aucun des participants au régime n'est clairement identifié comme des bons ou des mauvais : survivre (en essayant de construire quelque chose) et avoir part à son lot de culpabilité, ou bien mourir en prison, telle est la seule alternative. La frontière entre le bien et le mal est poreuse : les amis du poète qui l'ont soit-disant abandonné l'ont aussi aidé à recommencer sa vie en lui donnant de l'argent ; le poète lui-même écrit au nom de la liberté pour la liberté, mais en même temps trahit ses proches alors qu'ils se battaient comme lui pour la liberté ; et enfin l'agent du régime avec qui le poète est obligé de collaborer aide également ce dernier à sortir du pays. Cette confusion bourreau-victime ressemble étrangement à la tragique destinée de Sophie dans Le choix de Sophie (W. Styron), elle aussi contrainte à faire des choix impossibles, et pourtant possibles quand sa propre survie est en jeu.
Un film imparfait
Après la sortie de prison du poète, le film contient parfois quelques défauts de développement (l'insonorisation de la chambre de l'écrivain car ses voisins sont gênés par ses cris pendant son sommeil - ça aurait pu faire un lien entre son traumatisme et la population - ; les tziganes mis à l'écart de la société - c'est à peine évoqué -), des maladresses de traitement (le communisme comparé à un match de tennis perdu sans concession, c'est un peu léger) et quelques raccourcis narratifs. Par contre la réalisation est maîtrisée surtout grâce aux choix du cadre, puis les thèmes regorgent de symbolique, et surtout, les acteurs sont tous impeccables sans tomber dans le pathos malgré un sujet difficile.
De nouveau libre ?
On découvre que l'écrivain n'est pas plus avancé hors de prison qui ne l'était à l'intérieur (et va même regretter une fois d'en être sorti) : bien qu'étant libre d'écrire et de publier dehors, il est quand même obligé de collaborer avec le parti, et doit faire attention à ses faits et gestes car il est sous écoute. De plus, il doit vivre avec ce sentiment d'avoir trahi son pays et son idéal de liberté absolue : cette dualité suit chez cette personnalité une trajectoire bien complexe et contradictoire. Deux libertés sont en fait à distinguer : la liberté de l'homme, et celle de l'artiste. Une question en suspens : l'une contamine-t-elle l'autre, ou bien demeurent-elles étrangères l'une à l'autre ? Selon moi, la seconde prédomine, mais à la sortie de prison, la part humaine lutte pour sa propre liberté, qui ne sera jamais complètement recouverte même en pays étranger lorsque l'exil politique sera prononcé, et la presse se contentera de rappeler cruellement cette absence de liberté totale qui est le prix à payer de la trahison.
Deux plans, un univers qui déroule
Selon moi deux plans résument l'essence du film, dont le thème unificateur sont des mains. D'abord, les mains de l'écrivain resserrées autour d'un crayon peu avant sa sortie de prison symbolisent son activité, sa réalité matérielle de création, la mise en forme de la libre essence du poète. Ensuite, la main du poète qui prend celle de son fils représente sa reconquête de la possibilité d'aimer. Le lien entre ces deux images puissantes se construit à partir de la personnalité duale du poète et traître. En effet, il est d'abord pris par l'absolue nécessité d'écrire, car il se sent témoin de l'Histoire. Mais cette obsession, monnaie d'échange de sa trahison qui lui a enlevé toute dignité d'homme, le condamne au sérieux, et l'empêche ainsi d'aimer sa femme et son fils : l'écriture est tout pour lui, son seul univers, sa seule raison d'exister et d'être utile pour le monde. Cependant, il (re)découvre un aspect en lui, cette part de l'enfance qu'il avait perdu et dont le début du film conserve une trace, grâce à une intermittente du spectacle tzigane (tout le symbole d'une liberté et d'un mode vie authentique impérissables) qu'il rencontre au gré du hasard et qui lui apprend à faire rire les enfants (malgré l'aspect allégorique extrêmement sérieux de son histoire sur les loups et les moutons, symbolisant la dictature et ses victimes). Ainsi, par le comique et la légèreté, il fait le lien entre les générations, entre le passé et l'avenir : il touche l'histoire dans la totalité de son cycle. Et en se redécouvrant enfant, il se retrouve en tant qu'homme, et ainsi il est de nouveau capable d'aimer.
Un superbe film de conscientisation sur la manière dont la dictature peut broyer les âmes et les corps, qui comporte quelques imperfections formelles, mais dont l'adhésion l'emporte largement par l'interprétation des acteurs et les thèmes à la symbolique forte, particulièrement les dialectiques entre trahison et liberté, créer et aimer.