Balada Triste, Álex de la Iglesia (2010)
De base, j'aime beaucoup De La Iglesia, fort de sa verve féroce et de son amour infini pour le film de genre dont il intègre les codes de manière toute personnelle (par le mélange des styles et une forte tendance à la satire sociale), le tout avec des personnages gratinés (qui semblent s'amuser comme des fous à jouer les déviants) et une liberté détonante et jubilatoire dans le traitement. Mais là, tout en demeurant égal à lui-même, il en tire tout simplement son chef-d'œuvre. Et il commence fort le saligaud, en plaçant son cadre dans l'Espagne franquiste où un clown de cirque devient fou de guerre par la force des choses au service d'une cause perdue d'avance. La mise en scène pour souligner ce moment-clé est vibrante et maîtrisée, à la limite de l'abstraction, pour mieux resserrer à l'extrême les vis du propos, déjà corrosif et direct à la base, à savoir cette descente aux enfers d'une jeunesse ruinée par la folie des hommes et elle aussi appelée à la vengeance. Et impossible de passer à côté de cet humour noir et corrosif pénétrant toute l'oeuvre, derrière cette façade historique forcément maussade, d'une noirceur telle qu'elle nous glace direct le sang, mais qui devient lui aussi une arme, une forme de dénonciation pure et désespérée à la fois.
Ensuite, si ce metteur en scène déplace son propos vers une époque plus récente et un trio passionnel apparemment banals et inoffensifs en termes d'ampleur, ce serait oublier le générique qui les précède, rythmé sur un tempo d'enfer venant faire la greffe entre le cinéma de genre et l'Histoire, tout en délivrant un résumé extraordinaire des relations ténues qui existent entre ces domaines qui s'appellent l'un l'autre. Une petite mise en bouche d'ailleurs essentielle pour planter le décor de cet univers clownesque se prêtant fortement à la farce féroce en tant que microcosme de la société hispanique, et nous intéresser à ces personnages complètement barrés, tous des psychopathes en puissance (la blague sur le bébé et la première rencontre avec le boss du cirque et sa dulcinée, c'est d'une folie, cette dernière nous émoustillant bien les sens au passage comme sait si bien le faire le réalisateur hispanique, au détour d'une séquence hallucinée où violence et désir se mêlent avec une ambiguïté palpable).
Et dans un second temps, s'il arrivait à De La Iglesia de se retenir pour évoquer les blessures internes, là non, quand il lâche la bride, aucune demie mesure, et cela, en produisant un imaginaire particulièrement maîtrisé, puissant et évocateur, car franchement l'idée du clown grimé en Pape amoureux de la Belle qui ajuste ses fards à coup de fer à repasser et vient agresser du gamin au fusil, ce n'est pas très commun, et en même temps sacrément symbolique vis-à-vis des icônes de la bienséance ainsi épinglées. Bref, lorsque De La Iglesia règle ses comptes avec cette société chargée en passif, c'est à vifs boulets de canons, mais étrangement, jamais j'ai eu l'impression que le trait était forcé. De là à dire que cette expression baroque de cette rage rentrée venant s'exprimer dans le broyage de la chair et les effusions de sang, paraît juste naturelle et nécessaire, il n'y a qu'un pas, en tous cas elle m'a semblé exutoire tant j'ai été sensible à ces gueules cassées passées au vitriol (surtout qu'elles résonnent totalement avec les personnages, ces fameuses séquences).
Cerise sur le gâteau, ce réalisateur déploie un véritable talent dans les ruptures de ton, toujours au service d'un sujet sombre à la base, mais dont il parvient à nous décrocher quelques (sou)rires au passage (difficile par exemple de rester stoïque devant ce retour viscéral à la vie sauvage ou cette parenthèse incarnée par le bar de Kojak), voire de la sympathie pour ces deux «monstres» et la «belle», victimes à leur façon d'un monde qui rejette ces marginaux déglingués, alors qu'ils nous amènent très loin vers leur côté obscur. Et encore une fois, la manière dont sont mis en scène leurs tourments, via une imagerie puisant dans les inspirations diverses et variées, est tout simplement fascinante, baroque, géniale (d'ailleurs, même durant les moments «heureux», De La Iglesia trouve encore l'occasion de citer du film d'horreur).
Enfin, après un sujet et une mise en scène «coup de poing», c'est la gorge nouée qu'on quitte notre duo d'affreux au cours d'une ultime séquence où finalement le film se referme non pas sur le contexte environnant, mais juste sur leurs visages torturés et leurs antagonismes, rendant d'autant plus éloquente cette vision désenchantée et mortifère du monde du cirque que l'on a parcouru en long et en large. Grand-guignolesque par certains aspects et certainement trop ambitieux par son sujet, Balada Triste n'en reste pas moins une oeuvre transpirante de générosité et d'envie à tous les niveaux, offrant une proposition de cinéma viscérale, sans concessions, et terriblement incarnée, où on se plait à adorer et détester tour à tour ces clowns à faire peur. Un traitement qui rappellera à coup sûr le cinoche de Rob Zombie par certains aspects, sauf que De La Iglesia est bien plus drôle. Une perle noire.
Note : 9/10