Film somme de son auteur, Mulholland Drive fait partie de ces films classés classiques instantanés que le temps ne semble pas affecter. Ayant fasciné et dérouté à sa sortie, le film conserve, alors que s'approche doucement son vingtième anniversaire, un pouvoir intact. Jamais, sans doute, David Lynch n'aura été aussi libre et en pleine possession de ses moyens qu'avec cette énième relecture du Film Noir, aboutissement d'une recherche thématique et formelle de près de quinze ans.
Pourtant, le film aurait pu ne jamais voir le jour. Au départ destiné à être un spin-off de Twin Peaks, le projet Mulholland Drive tombe à l'eau après que la chaîne ABC décida de ne pas commander d'autres épisodes, effaré par le pilote livré par Lynch. Il faudra attendre deux ans pendant lesquels un ami producteur français du cinéaste s'occupera de réunir les fonds nécessaires à transformer le pilote en film de cinéma. D'abord effrayé par cette idée, Lynch, qui avoue avoir été alors pris presque au dépourvu, trouvera le moyen de construire un épilogue à cette histoire qui éclairera rétrospectivement l'ensemble. Découlera de ce qui pourrait s'apparenter à un bricolage sans doute le plus grand film de son auteur.
Mulholland Drive est l'aboutissement de la recherche formelle de Lynch en ce sens où pour profiter au maximum de l'expérience, il faut accepter d'abandonner son besoin de rationalité. Pas besoin de tout comprendre, l'essentiel est de ressentir. Il est d'autant plus facile de se laisser prendre au jeu que l'on sent presque instinctivement que l'on se remet à un cinéaste qui sait ce qu'il fait. La compréhension de tous les tenants et aboutissants du récit compte moins que les émotions provoquées par les différentes scènes de ce récit que Lynch s'amuse à déstructurer. Si l'on veut vraiment tenter de reconstruire le fil des événements, des clés sont laissées à disposition par le cinéaste pour éclairer l'oeuvre. Sommairement, Diane, actrice ratée, a fait assassiner son amante Camilla, actrice en vogue à Hollywood par jalousie. Rongée par le remord, elle rêve de ce qu'aurait pu être sa vie si les choses avaient été différentes et s'imagine en jeune actrice tout fraîchement arrivée dans la cité des anges. Son ancienne amante réapparaît aussi sous les traits d'une amnésique qu'elle va devoir aider à recouvrer la mémoire mais aussi protéger. Après son rêve, ne supportant plus sa culpabilité, elle finit par se suicider.
On pourrait penser que la structure éclatée du film est purement factice et qu'elle ne serait qu'un effet de style. Cela permet pourtant à Lynch d'amener son récit sur un autre terrain en mélangeant rêve, réalité et surtout cauchemar. Ainsi toute la première (longue) partie du film joue sur cette idée d'un Hollywood fantasmé (Naomi Watts est en ce sens exceptionnelle quand elle joue l'actrice fraîchement débarquée de sa campagne natale, un peu gauche et à l'enthousiasme flirtant avec la niaiserie) qui dissimule un autre Hollywood cauchemardesque où la mafia contrôle les artistes et où on fait assassiner des actrices le long d'une route sombre.
Toute cette partie permet à Lynch de s'en donner à cœur joie tant on le sent totalement libre, à l'aise avec toutes les ruptures de ton, capable de livrer une scène tétanisante (le rêve de Patrick Fischler) et d'enchaîner sur une scène semblant sortir d'une screwball comedie (la scène avec le tueur à gage Mark Pellegrino). Ce mélange des genres et des tons culmine lors de la scène au club Silencio qui fonctionne presque comme une mise en abyme du film et de l'oeuvre de Lynch avec cette chanteuse qui nous offre un moment d'émotion d'une beauté renversante mais dont la chute révèle finalement tout l'artifice.
La seconde partie, par opposition, semblera peut être un peu plus précipitée. Elle permet pourtant d'éclairer rétrospectivement tout ce que nous venons de voir au risque de laisser l'impression d'avoir été « manipulé ». Cette partie n'en demeure pas moins fascinante notamment grâce à cette scène du dîner où Diane semble revoir, en arrière plan, de nombreux personnage de son rêve, comme des esprits venus d'outre-tombe pour la hanter.
Poursuivant son obsession pour le thème de l'innocence pervertie par les forces du mal, Lynch signe à nouveau un portrait de femmes bouleversant, nous rappelant, après Fire Walk With Me, qu'il aura crée quelques uns des personnages féminins les plus marquants du cinéma. Il signe aussi quelques unes des plus belles scènes de sa carrière, comme ces dernières images de Diane/Betty et Camilla/Rita, devenues des figures fantomatiques, régnant enfin sur cette usine à rêve qu'est Hollywood et qui les aura brisée comme tant d'autres avant et après elles.
Après ces 2h30 de maîtrise total, d'émotions contradictoires, le récit se clôt par un dernier détour au club, comme si l'histoire à laquelle nous venions d'assister n'était qu'un conte, comme une métaphore ou un avertissement, qui laisse désormais place au silence.