Quelle prouesse accomplit Jane Campion en parvenant à toucher de la caméra l’état de grâce qui caractérise La leçon de Piano en misant sur les fondements mêmes du cinéma. Des acteurs parfaitement dirigés dont tout le talent explose à l’écran, une mise en scène patiente, nullement tape à l’œil mais ô combien efficace, une photographie soignée au service de ce qu’elle doit exprimer —il n’est jamais question de sombrer dans la démonstration technique, lorsque l’image est ambitieuse, elle est porteuse de sens, comme ce magnifique plan des trois petites collines qui accompagnent l’allégresse que ressent une petite fille alors qu’elle pense avoir fait le bon choix— et une narration efficace, simple, futée et contenue.
A l’image de sa fin en deux temps, poétique d’abord, plus pragmatique ensuite, La leçon de piano combine avec succès la sensibilité à fleur de peau de sa réalisatrice et une volonté farouche de ne pas trop en faire. Une recherche constante de réalisme qui permet au film de ne pas s’égarer dans le conte amoureux ni dans un sensationnalisme gratuit. Des premiers pas de cet être à deux cœurs sur une plage inhospitalière jusqu’à son émancipation dans la douleur, mère et fille devenant enfin deux entités distinctes, les visages restent mus par la même précaution.
Holly Hunter trouve certainement ici le rôle de sa carrière. Mutique et pourtant si expressive, elle parvient à donner un bel impact aux seuls gestes qu’elle esquisse, que ce soit lorsqu'’elle nourrit sa faim de musique, inconfortablement assise sur une caisse en bois et bercée par l’écume d’une mer imperturbable, ou qu’elle fait comprendre à l’élève entreprenant qu’elle n’est pas une partition facile à jouer. Quel travail cela a du être pour faire prendre conscience à l’actrice de la puissance expressive que peuvent être son seul regard mais aussi, et surtout, ses deux mains et la manière avec laquelle elle peut les animer pour toucher les cœurs. Le contrat est rempli, l’atmosphère a beau rester sourde, l’émotion elle, est fracassante.
Il était pourtant facile de se casser les dents sur ce triangle amoureux en pleine jungle mais Jane Campion évite presque tous les écueils de l’exercice, certainement parce qu’elle ne raconte pas l’histoire d’un seul personnage. C’est un quatuor qui s’exprime dans la leçon de piano, et chaque membre est libre de s’y exprimer. Harvey Keitel réussit l’exploit de faire oublier le tatouage manqué qu’il a sur le visage en trouvant une complicité avec Holly Hunter initiatrice de séquences d’une sensualité troublante. Sam Neil, quant à lui dans un rôle plus ingrat, tire habilement son épingle du jeu et Anna Paquin, du haut de ses 10 petites années, offre une partition incroyablement mature.
Si l’on excepte le traitement un peu simpliste des indigènes et certaines réactions de la petite Flora —notamment sa dernière prise de décision, celle qui rompt définitivement son attachement fusionnel avec sa mère, qui aurait peut être méritée d’être traitée en deux temps— , la leçon de piano est un récital maîtrisé qui ne souffre d’aucune fausse note.
Une réelle surprise pour moi qui ne suis habituellement pas vraiment client de ce genre d’histoire.