Laissez-moi quelques secondes… le temps de déchausser mes bottes poussiéreuses, de poser sur la table basse mon révolver encore chaud et d’ôter de mon visage les restes sanguinolents de la dernière bataille et je pourrai peut-être coucher ici quelques mots à propos de La porte du paradis, une fresque sensationnelle dont l’immersion au sein d’une époque radicale n’aura sans doute jamais été aussi ambitieuse. Certainement la raison, d’ailleurs, du sort maudit qu’a été celui de ce film mal aimé, ultime témoignage d’une époque où le cinéma était presque tout puissant et ses acteurs majeurs, prêts à tous les sacrifices, pour toucher du doigt la quasi perfection en matière de reconstitution d’époque.
Et c’est à la fois ce qui fait l’état de grâce que peut atteindre le film de Cimino et ce qui conditionne aussi ses petites faiblesses, à savoir l’abandon du potentiel porté par une histoire très dense au profit d’une prouesse formelle à couper le souffle. Cimino et son souci du détail, sa folle envie d’approcher visuellement au plus près l’histoire de son pays, sont aussi respectables qu’ils semblent parfois envahissants : les minutes sont longues en terre harvardienne, par exemple, alors que l’élite de la nation se fait une image idéalisée de l’impact qu’elle aura dans l’histoire de son pays.
Mais à n’en pas douter, c’est la folle ambition formelle de son auteur qui a permis de hisser La porte du paradis dans les sphères de la perfection formelle. Au moyen d’une photographie exigeante, d’une caméra à l’agilité redoutable, qui donne l’impression de s’élever dans les airs, pareil à une montgolfière qui prend de la hauteur, Cimino pare son film d’ambiances d’époque que l’on sent documentées, en témoigne par exemple le passage où Kris Kristofferson donne de la voix dans une boutique prise d’assaut par d’impatients clients qui viennent se fournir en bibine, carabine et autres mauvaises combines. Il n’y a que la dernière bataille, follement ample mais un peu brouillonne, qui laisse un goût d’inachevé en bouche, pour le reste, La porte du paradis est un sacré morceau, une apologie visuelle des grands espaces américains qui force le respect, à plus d’un égard.
Une telle abnégation pour générer du réalisme a cependant un prix. Et ce prix, ce sont à mon sens certains personnages qui le payent par une inexploitation de leur fort potentiel. Le trio de tête, mis à part, lequel perd follement la tête à courber les droites d’un triangle amoureux relativement subtil —à aucun moment leur histoire ne se perd en niaiserie, ce qui est assez admirable—, les autres personnages se contentent d’huiler les gonds rouillés d’une porte qui reste entrouverte. Et pourtant, quel défilé de sales ganaches se donne ici en spectacle, à l’image d’un John Hurt taquin qui promettait éloquence et roublardise et se perd dans une folie peu inspirée. Et puis, sous employer autant Jeff Bridges, c’est presque criminel !
Heureusement, pour les trois élus qui monopolisent les éclairages, la mélodie est toute autre, entre gestuelles sensibles et face à face touchants, même si Huppert peine un peu à se hisser au niveau de ses deux charismatiques prétendants. Et en aparté, puis-je me laisser aller à dire que je trouve ce choix de casting peu judicieux. La demoiselle a ses bon côtés, mais en femme fatale qui fait tourner la tête à deux apollons sur lesquels toutes les demoiselles se retournent, elle peine à faire illusion. Et quand elle sort la winchester, mutant en une Xena la guerrière providentielle, la crédibilité de son personnage se perd dans les limbes, c’est même presque gênant.
Ces petits choix discutables n’ont toutefois pas émoussé l’enthousiasme qui m’a habité pendant plus de 3 heures. A quelques séquences près, la durée de la séance ne se fait jamais ressentir, bien au contraire. Et puis, la dernière demi-heure, malgré son chaos partiellement maîtrisé, est d’une énergie folle, contenue par une fin en apesanteur, d’un désespoir total. L’argent dicte peut-être sa loi —La porte du paradis est l’illustration ultra violente de ce qu’il peut rendre possible—, mais il ne peut construire le bonheur. Coupé du monde, celui qui le possède, sans jamais avoir réussi à trouver sa place dans une société qui lui avait pourtant donné les meilleures cartes à jouer, a perdu toute raison de faire battre son palpitant, sinon celle de le conduire vers ses derniers jours.
On quitte la séance le cœur lourd mais les mirettes rassasiées. Quelle époque mes amis!