A nos amours de Maurice Pialat (1983) - 9/10
Au bord de l’autoroute, lorsqu’elle quitte Luc dos à dos, on a compris. Instantanément. Suzanne vivote, va d’une relation à une autre mais ne semble pas heureuse. Jeune et tout juste adolescente, elle vit une période où les prémices de l’amour et de la liberté se font sentir. Elle est en plein chamboulement émotionnel. Fait la connaissance des sentiments, des hommes, de la frivolité des relations, du sexe. Cependant, son grand sourire sonne creux, son regard coquin se dévisse et cette vie ne suscite en elle aucune passion. Ni aucun amour, ou seulement une pointe d’affection pour son père. A ses yeux, le temps est une valeur de lassitude où elle ne s’accomplie pas. Il lui permet simplement de passer le temps, pour oublier ou pour échapper à la vérité d’une existence.
Elle se désintéresse de tout, d’une relation déjà oubliée puis trompe Luc avec un inconnu. Elle en pleure, mais pourquoi ? Par remords ou par absence de remords. Elle est désinvolte, n’a aucun problème à faire du mal autour d’elle et utilise les autres, comme on l’utilise. Elle consomme comme elle se consume. Fait partie d’un tout mais aussi et surtout, d’un rien. Ce personnage, aussi fin que complexe, parait détestable à bien des égards, une « petite salope » comme le crie son frère. Mais le destin juge autrement. Avec A nos amours, Maurice Pialat décrie avec férocité la souffrance d’une adolescence amputée par l’atmosphère dysfonctionnelle d’une famille qui se dissout à travers les fantômes des rêves égarés. Et même si l’avalanche de personnages pouvait contraindre le film à esquisser leurs potentiels à la simple surface, Maurice Pialat est un parfait portraitiste et fait de cette ribambelle de « médiocres », un aggloméra déchirant.
Ce n’est de la faute de personne. Maurice Pialat immisce parfois les modulations de son récit dans le spectre de la culpabilité mais la quête existentialiste prédomine. Le réalisateur français ne s’accommode pas d’une histoire rocambolesque ni romanesque mais donne vie aux sentiments, à la violence des relations humaines, un monde où les gifles soufflent de plein fouet. A l’image de son père (Maurice Pialat) qui est aux abonnés absents.
Un ours hirsute et fatigué d’une vie morne et d’un mensonge qu’il ne veut plus dissimuler. Alors, une nuit juste après avoir parlé avec Suzanne, il part. De cette discussion nait alors un sublime instant de cohésion entre un père et une fille : preuve d’une communion, d’une connexion qui dépasse le cadre de l’animosité précédente. Suzanne, au corps divinement érotisé par la caméra mais immature dans son comportement, est incapable d’entreprendre une véritable obsession. Elle ne fait qu’enchainer les histoires sans lendemain. Avec le départ de son père, il n’y a plus rien pour elle dans une maison tapissée par un frère anxiogène et une mère psychiatrique. Sans qu’elle ne sache pourquoi ou comment, elle se rend compte, qu’à l’image d’une fossette, elle a déjà perdu son insouciance, son envie de bouffer la vie.
Tout a disparu, elle n’a plus aucune aspérité. Mais en échange, elle n’a malheureusement rien gagné. Juste de l’amertume, ou la peur de finir comme sa mère : moribonde et des regrets plein la tête. Elle est coincée dans la maison familiale dont l’ambiance se veut insoutenable, notamment par le biais d’un frère qui l’accable de tous les maux du monde. Malgré ses multiples conquêtes d’une nuit, l’amour ne montre toujours pas le bout de son nez. Probablement jamais. Sa recherche d'attention s’étiole. Et dans un style naturaliste qui laisse place à la force des mots et aux montagnes russes d'un montage elliptique, Pialat préfère mettre les sentiments et la situation familiale en avant, plutôt que de raconter une histoire.
A nos amours est un sublime portrait de femmes qui va de ruptures en solitude. Sa beauté, l’affect charnel qui lui permet d’attirer les hommes, va se retourner contre elle et la condamne à attendre la routine du quotidien. Dans sa mise en image, Maurice Pialat n’use jamais d’effet de manche et préfère jalonner son film d’un réalisme qui oscille entre empathie et chagrin. Car même si l’écriture autour du personnage de Suzanne la montre comme quelqu’un qui est parfois insupportable, Maurice Pialat ne prend pas la position de moralisateur mais au contraire, s’assoit dans le siège du sage.
Et c’est alors que dans ce processus fictionnel, Pialat érige une distance entre la caméra et Suzanne, comme pour mieux la contempler. Même si le style que prône A nos amours privilégie la force centrifuge des dialogues, le silence éclate de mille feux, comme durant cette simple scène où Suzanne attend assise sous la pluie à un arrêt de bus. Moment fragile et court, mais qui démontre une véritable puissance visuelle d’un film humble dans sa construction. Mais le plus beau cadeau que nous offre le film, c’est son actrice : Sandrine Bonnaire et la profonde mais durable émotion qu’elle insuffle à son personnage.