Ermites de Sisyphe.
Pièce maitresse de l’œuvre de Michael Mann et du cinéma des années 90, Heat est à la fois un concentré de tous ses talents et une œuvre à l’amplitude unique. Expansion du déjà prometteur L.A. Takedown, le film jouit dès le départ de moyens qui vont permettre à son auteur une œuvre à la mesure de sa longue gestation : un casting haut de gamme, des scènes d’action épique, et un récit choral.
Toujours aussi soucieux d’intégrer la problématique du couple afin d’épaissir ses personnages, Mann n’en évoque pas moins de quatre : les principaux, bien sûr, mais aussi, en écho, celui de Charlize Theron et Val Kilmer, et de façon plus subreptice mais tout aussi touchante, celui du jeune en voie de réinsertion, soutenu par sa compagne avant d’aller mourir dans le braquage final. Ce personnage est emblématique du film, et explique par le petit bout de la lorgnette les intentions de Mann : donner leur temps à chaque individu, les faire exister pour mieux mesurer l’ampleur pathétique de leur échec à venir.
Comme dans Le Solitaire, le héros chez Mann est un projet : un dernier coup avant le bonheur, un dernier fait d’arme viril avant de s’abandonner dans les bras bienfaiteurs de la femme protectrice. De ce point de vue, Heat est son dernier grand classique : après lui, la mélancolie et la déconstruction gagneront autant les figures héroïques (Révélations, Ali) que les couples (Miami Vice, Hacker).
Le braquage est un requiem : ça n’a rien d’original (qu’on pense à l’Ultime Razzia, ou Le coup de l’escalier, on ne cesse de raconter la même histoire), mais Mann y instille un tel souffle mélancolique et un sens visuel qu’il parviendra à cristalliser toute cette thématique pour les décennies à venir.
La mise en scène, ample et majestueuse, joue de l’esthétique habituelle de la nuit urbaine et du travelling, saisit au vol des personnages maitrisant à la perfection leurs actes (braquage, fuite, empoignades), mais non leur destination, dans un bleu glacial et emblématique. La ville se dissémine en lieux trop vastes pour être réellement conquise : des banques aux alentours labyrinthiques, des entrepôts à double fond investi par des taupes, un ancien Drive-in (dont la vue aérienne rappelle furieusement l’ultime et splendide plan de Targets, de Bogdanovich) ou un aéroport qui offrira tous sauf l’évasion escomptée.
Heat, c’est aussi un face à face. Deux comédiens au sommet de leur carrière, concentrant toute la mélancolie inhérente à leur rôle : le gangster méthodique et le flic obsessionnel. Si De Niro l’emporte clairement en termes d’interprétation, Pacino s’emportant un peu dans la forfanterie par moments, c’est une question secondaire.
Mann exploite les presque trois heures de son drame pour ménager cette rencontre, avant tout visuelle, divisant tout d’abord les camps entre ceux qui braquent et ceux qui les matent. C’est d’abord la surveillance vidéo lors du premier braquage avorté, et la façon dont un visage infrarouge fixe le flic par moniteur interposé, avant de renverser la tendance lorsqu’il le capture dans le viseur de son appareil photo, dans cette superbe scène où le traqueur devient la proie.
A travers leur unique et emblématique face à face, Mann questionne la fonction elle-même, la figure binaire des antagonistes : leur rencontre aboutit à ce constat fondamental qui clôt tout échange, et en explique simultanément toute la saveur tragique : nous sommes là pour nous affronter, avec respect. Ils ne savent rien faire d’autre, et n’en ont de toute façon pas envie.
I do what I do best, I take scores. You do what you do best, try to stop guys like me.
La thématique du regard finira par échapper aux champions : c’est bien dans les yeux des femmes que Mann loge toute la profondeur des adieux : celle qui voit le portrait de son homme à la télévision, celle qui fait des adieux silencieux depuis un balcon, et celle, enfin, qui reste en spectatrice impuissante, rivée au siège d’une voiture qui ne redémarrera plus jamais.
Car la grandeur émotionnelle de Heat provient avant tout de son sens de l’ironie tragique ; en cela, le ballet aérien qui rythme la danse létale entre les frères ennemis constitue un épilogue d’anthologie. Les yeux au ciel, au gré de feux de signalisation qui indiquent autant d’occasions manquées pour quitter le sol, c’est au profit d’un mise à mort on ne peut plus terrestre qu’on se cache de l’autre.
Point de vainqueur dans ce duel : si l’un meurt avec les honneurs, sa disparition ne signifie en rien l’apaisement de son rival, martyre torturé de la déchéance humaine, charriant à sa suite les stigmates d’un monde barbare, lucide dans sa condamnation à cette tâche sisyphéenne :
« All I am is what I'm going after. »