Larmes de séduction massive.
Suivre Chihiro dans son voyage est l’occasion d’un rite initiatique qui aura autant d’incidence sur la jeune fille que le spectateur. Chef-d’œuvre de l’animation, le film de Miyazaki est de ceux qui traversent les âges et les modes, se distinguent par une profonde singularité d’écriture et une splendeur visuelle intouchable.
Entrer dans cet univers, c’est accéder à l’invisible. Le monde des esprits, fantasme absolu et vivier à merveilles, n’est pourtant pas d’un accès facile. C’est là la première originalité du récit : parce qu’ils interagissent avec ce monde, parce qu’ils le considèrent comme un parc d’attraction, les parents de Chihiro y deviennent un bien de consommation. Et l’incursion de leur fille dans cet univers se fera à l’inverse de la contemplation béate : il s’agira de travailler, de souffrir, de perdre un temps son nom, le chemin du retour, dans un monde aussi fascinant qu’effrayant.
Parce que le monde des esprits, contrairement à la représentation éthérée qu’on serait tenté d’en avoir, est tout sauf immatériel. Les bains, les banquets, la soif de l’or, occasionnent un univers fébrile et laborieux, entièrement rivé à la matière. On frotte, on lave, on ingère, et l’on compose avec cette tentation constante de l’excès. Chez Miyazaki, les êtres sont versatiles, détenteurs de sagesse profonde et faillibles, en proie à leurs passions et maitres à penser, adjuvants et opposants. Ils contiennent, à l’image du Sans-Visage, toute la sérénité silencieuse du monde et vomissent ensuite avec fracas les débordements de leur comportement.
Dans ce monde instable, la quête est celle de l’identité : transformés, ou dépossédés de leur nom véritable, les personnages (Chihiro, ses parents, Haku, les créatures qui entourent Yubaba, elle-même et sa sœur jumelle) cherchent à définir leur place, leur rôle et leur mission, et se laissent porter par les circonvolutions d’un univers en constante fluctuation, parfaitement métaphorisé par ces volutes de vapeur parfumées qui finissent par révéler la pureté originelle des êtres.
La fascination de ces thématiques n’a d’égale que celle provoquée par l’univers graphique qui se déploie. Sans limite dans son inventivité, le monde des esprits, convoque des araignées à charbon, des vieux bougons à bras multiples, des lampadaires unijambistes et des têtes sautillantes. Visuellement, le travail sur les décors est un enchantement continu, de ces parois florales inoubliables à l’architecture, entièrement construite sur la profondeur, érigeant une cité radieuse encerclée par un ciel océanique, terrain d’exploration de plus en plus vaste.
Car la dynamique, avant le retour au monde réel, est bien celle de l’affranchissement. De l’asservissement, d’un mauvais sort, d’une carapace, d’une enveloppe corporelle. De l’ignorance et de l’oubli, aussi, toutes ces thématiques concentrées dans la séquence la plus forte du film, celle de la reconnaissance entre Chihiro et Kohaku.
Instant suspendu, coup de foudre et retour de la mémoire, il résume la délicatesse infinie de ce film qui parvient à émouvoir en mêlant des mouvements contradictoires : la dissolution par les larmes et les écailles qui sèment un sillage émotionnel dans le ciel, l’acquisition de la connaissance du retour de la mémoire. L’émotion et la sagesse. L’initiation et l’adieu.
Terrassé par cette beauté, déconcerté par cette magie, le spectateur / accompagnateur de Chihiro aura découvert à sa suite sa part d’invisible en lui, ce monde mystérieux et complexe des esprits où se mêlent, en musique et sur les plus sublimes images qui soient, l’indicible de sa nature profonde, qui ne demande qu’à être explorée à nouveau.