Ténèbres - Dario Argento (1982)
Quand Ténèbres sort en salles, on peut dès lors considérer le giallo comme mort et surtout le cinéma italien en sursis a cause d'une concurrence déloyale de la télévision berlusconienne, non contente de s’accaparer de plus en plus de moyens financiers au détriment du cinéma, celle-ci vide progressivement les salles, obligeant ainsi les faiseurs soit à jouer de budgets indigents (Lamberto Bava, Joe d'Amato ou Ruggero Deodato) ou de tout simplement s'exiler en comptant sur le soutien de financiers étrangers (le cas Antonio Margheriti reste le plus notable). C'est dans une ambiance très morose que Dario Argento va réaliser ce qui restera son œuvre la plus violente, une excroissance dégénérée du giallo, putassière à souhait, capable autant de viser les cimes du genre (le plan séquence en louma) que son caniveau (les scènes de transition digne d'un mauvais soap, trop mal torchées/jouées pour que ce soit involontaire). Et c'est justement son caractère schizophrène et contraint qui cache une réelle maitrise du ton qui font de ce film, une œuvre majeure. En gros, il tue le giallo pour mieux le faire revivre.
A vrai dire, Ténèbres est une réponse directe a l'avilissement du cinéma par la télévision ne serait-ce que dans ses choix esthétiques directement inspirés des séries policières américaines (Argento cite volontiers Columbo comme référence) où le scope flamboyant et coloré de ses précédents films laisse place à un 1.85 où les blancs sont poussés au maximum, ce qui a pour conséquence de décupler l'intrusion du sang quand celui-ci gicle (de manière généreuse d'ailleurs), les cadres sont plus serrés aussi, Argento et son chef op' Luciano Tovoli (le meilleur Dp avec qui il ait pu jamais travailler, d'ailleurs il n'hésite jamais à partager la paternité de ce film avec lui) réinventent donc l'esthétique d'un genre qui avait fini par trouver ses limites. Fini le rock progressif et les bourgeois gentillets du temps de Profondo Rosso, place aux synthés new wave (c'est d'ailleurs ma BO favorite de tous les temps), aux buildings post-modernes à l'architecture incertaine et aux tordus en tout genre, lesbiennes, couples adultères et persos schizos qui plongent définitivement Ténèbres dans une ambiance à la fois témoin et critique de son époque. Mais c'est aussi une œuvre abondamment ludique, consciente de ce qu'elle est et qui s'en amuse, peu importe de griller le tueur ou de remarquer l'ineptie des dialogues, ces failles (qui n'en sont pas finalement) sont là pour mieux nous tromper et redonne au giallo ses lettres de noblesses, celle d'un genre qui ne cherche pas la rationalité mais plutôt la surprise et les désirs plastiques sans concessions où le meurtre devient tout un art.
Il est intéressant aussi de noter qu'il s'agit de la première fois où Argento pratique la mise en abime dans un de ses films de façon concrète (chose qui deviendra récurrente par la suite) via le personnage de Peter Neal, auteur de bouquins violents auquel on reproche son irresponsabilité morale, chose qui lui arriva aussi dans la réalité à cette époque où il était considéré comme un paria par la critique, il admet d'ailleurs avec amusement avoir eu l'idée du film pour se venger indirectement d'eux et effectivement il ne fait pas bon être critique dans Ténèbres (je ne spoilerai pas plus) !
Rageur, définitif et hors du temps, Ténèbres suinte de tous ses pores la latinité affichée de son metteur en scène, qui n'est jamais plus à l'aise que lorsque il laisse libre cours à sa folie.
9,5/10