Avec leur troisième film, les frères Coen reprennent les codes du film noir avec un plaisir communicatif et un grand talent pour la narration et l'écriture des personnages. Pourtant dans les grandes lignes, rien de nouveau dans ce script, avec ces deux chefs de gangs qui se prennent la tête (à cause d'une affaire de pari truqué), une "amitié" et des intérêts en jeu, et au milieu, un homme un peu plus intelligent que la moyenne (on dirait un peu le banquier des
Evadés dans cette façon d'utiliser sa cervelle plutôt que la manière forte) qui va se retrouver dans la merde en grande partie à cause de ses principes et de son sens de l'honneur (alors qu'il aurait pu tout régler dès le début).
Mais c'est sans compter l'humour cinglant des frangins qui tournent en dérision les mécanismes du genre (sans les prendre de haut), le mystère entourant les intentions de ce personnage, ainsi que la fatalité qui s'en mêle, qui font qu'il est quasi impossible de prévoir l'enchaînement des situations, où on retrouve leur sens de l'absurde malgré la tentative de certains d'en donner un (fait-il ça pour se racheter une conduite, gagner le coeur de cette femme fatale, ou pour lui-même ? Tout paraît embrouillé). Sans oublier des gangsters et des policiers pourris jusqu'à la moelle pas très malins et prêts à mettre le doigt sur la gâchette qui peuvent modifier de nouveau les paramètres déjà bien compliqués. Ces coups de putes réciproques nécessaires pour survivre dans ce milieu décidément bien dangereux laissent peu de place à l'amitié, la loyauté, et l'honnêteté tant défendues ironiquement au tout début, donnant lieu à règlements de compte souvent dantesques et exagérés (les frangins s'en donnent à coeur joie dans leur expression graphique). Les frères Coen ont donc bien appris leurs leçons, en montrant à quel point ce monde criminel paraît faux, vain, et absurde (cf le subtil
gimmick du chapeau qui abonde dans ce sens), mais avec leur touche bien à eux.
Et justement ce que j'adore surtout dans
Miller's crossing, ce sont ses personnages "coeniens", à savoir gratinés, hauts en couleurs, servis par un casting à la hauteur, qui contribuent ainsi grandement au plaisir qu'on a de suivre cette histoire déjà bien tordue à la base. Gabriel Byrne campe un parfait pseudo-gangster qui peine à maîtriser la situation (vu tous les pains qu'il se mange en chemin, on se doute bien que tout n'est pas calculé), mais se révèle aussi attachant grâce à sa ligne de conduite qui confère un sens bien particulier à ses choix cornéliens (surtout cette scène de la forêt où tout peut basculer). Les deux caïds au milieu desquels ils se retrouve fourré sont de fabuleux abrutis, comme si la soif de pouvoir rendait con. L'un est un petit mec irascible accompagné d'un homme de main über bad-ass qui a tout ce qui lui manque (son côté froid et expéditif préfigure le méchant de
No country for old men). Et l'autre un mec qui en a dans le pantalon mais pas dans le cerveau (comme l'atteste cette scène grandiose où il assure comme un boss, limite suicidaire avec sa mitraillette comme seul compagnon contre une bande d'assassins). Bref, une belle gagne de vainqueurs. Les autres personnages auxquels j'ai vraiment accroché sont ceux campés par John Turturo, celui par qui tout commence, un lâche opportuniste qui donne bien du fil à retordre à notre anti-héros, et Marcia Gay Harden qui livre à ma connaissance sa meilleure perf' dans ce rôle de la femme fatale aux intentions pas si transparentes que ça.
Quant à la mise en scène, elle est plus sage que ce à quoi les Coen nous ont habitué. Mais il y a quand même un joli boulot artistique autour du mobilier de l'époque des années 30 qui apporte un certain cachet à l'image, une sobriété balayée par un vent de folie durant certains échanges musclés, et surtout ils font preuve d'une belle maîtrise de l'espace, tout au service de la mise en place des personnages où on capte tout de suite les rapports de force ou leur position dans ce surprenant petit jeu de massacres.
Probablement l'un de mes cinq films préférés des frangins, qui nous offrent ici une reprise franchement réussie et jouissive des codes du film noir, dans un cocktail détonnant d'humour et de noirceur. S'il y a bien un genre dans lequel ils ont excellé, c'est bien celui-là.
9/10