BLUE COLLAR
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Paul Schrader (1978) | 8/10
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Des boulons récalcitrants, du métal malmené par des presses hydrauliques entourés d’ouvriers aux gestes robotiques, des vapeurs de peinture laissant planer dans l’air une vapeur enivrante nécessaire pour calmer des esprits au bout du rouleau, bienvenue dans le sombre climat dépressif typique des 70's. Aux manettes de cette critique très acide de la standardisation et de la place des syndicats dans sa mécanique parfaitement huilée, une plume intrépide à laquelle on doit de belles réussites du nouvel Hollywood (The yakuza, Taxi driver, Raging bull) qui, pour l’occasion, choisissait de mettre en images, pour la première fois, son histoire par ses propres moyens.
Au menu, une violente remise en question d'un american way of life qui profite à quelques hommes triés sur le volet au détriment d’un masse incalculable de travailleurs modestes. Ces derniers, malgré tous leurs efforts, ne peuvent joindre les deux bouts. Schrader met les pieds dans le plat sans se préoccuper du qu'en dira-t-on, les séquences marquantes s’enchaînent afin de caractériser très solidement les trois personnages qui déroulent son implacable propos. L’aînée du premier se ruine les gencives en se fabricant elle-même l’appareil dentaire que ses parents ne peuvent lui payer, la famille du second voit débarquer chez elle un agent du fisc leur réclamant l’équivalent de plusieurs mois de salaire pour avoir mis un peu de beurre dans les épinards quand ils le pouvaient. Quant au dernier, sans attache, vivant de petites combines, c’est un usurier qui le rappelle au monde réel lorsque ses dettes finissent par le rattraper. Le côté dépressif de Blue Collar se fait alors suffocant, la porte de sortie semble inatteignable. L’urgence de la situation aura rarement été aussi bien rendue. Impossible en tant que spectateur de ne pas s’attacher aux personnages au point d'épouser leurs agissements, même lorsqu’ils se font borderline.
Il faut dire que Schrader noircit tellement le trait (un peu trop par moment) qu’il ne peut en être autrement. On finit même par penser que le cambriolage que prépare les trois hommes n’est que justice, tant il insère avec véhémence dans son récit la corruption d’un organisme presque intouchable à l’époque : celui des syndicats.
Schrader s’aventure sur un terrain miné. Sans crainte aucune, il va même jusqu’à aborder la question raciale au sein des entreprises, qu’il dénonce jusqu’à la fin, sans toutefois la rendre simpliste. Il parvient en effet à trouver un subtil équilibre entre sous texte corrosif et divertissement innocent. En outre, son portrait est loin d’être manichéen, ce qui donne à Blue Collar sa force de persuasion : pour preuve le personnage de Zeke, qui incarne avec beaucoup de panache les tiraillements qui font que les hommes s’échangent sans cesse le pouvoir uniquement parce qu’ils souhaitent, au moins une fois, y goûter à leur tour.
Blue Collar fait l’effet d’un kisskool destructeur. Sous la bonne humeur qui introduit chaque personnage se dissimule des thématiques noires en diable. Montant tranquillement en puissance, par l’intermédiaire de séquences qui semblent, au premier coup d'oeil, banales, le film se finit dans un désespoir profond dès que Schrader leur donne du sens (la plus parlante étant la réunion syndicale prenant place au début du film, lors de laquelle Zeke prend la parole pour énoncer son indignation, qui prend un sens tout autre à la fin, lorsqu’il choisira de se laisser corrompre à son tour). Comme ce panneau indiquant le nombre de voitures construites dans l’usine qui ne cesse de s’incrémenter, même lorsque l’une des mains qui en assemblent les pièces meurt de façon brutale. Les hommes trépassent, le métal lui, continue son petit bonhomme de chemin, sans pleurer les pertes qu’il provoque.
Et pour conclure cette acide démonstration, la voix de la rébellion, celle qui jurait de défendre l’intérêt commun, avoue en fin de parcours, être elle-même prête à tout faire pour subvenir aux besoins de sa famille. Alors quand Zeke, la voix du peuple, troque tee-shirt usé pour chemise luxueuse et cigare, devenant l’homme qu’il ne pouvait supporter quelques mois auparavant, la boucle semble bouclée. Schrader conclut en reprenant l’une des plus belles punchlines de son film, pour résumer son propos de très belle façon : «They pit the lifers against the new boys, the old against the young, the black against the white - EVERYBODY to keep us in our place.*». Une sentence qui dérange, parce que derrière l’abus de la formule se cache un fond de vérité évident, qui même près de 40 ans plus tard, semble encore de circonstance.
*Ils montent les anciens contre les nouveaux, les vieux contre les jeunes, les noirs contre les blancs – TOUT LE MONDE pour que l’on reste à notre place