SHINING
The Shining - Stanley Kubrick - 1980
En 1975, la sortie en salles de Barry Lyndon est un échec, le premier de Stanley Kubrick qui voit par la même occasion s'enfuir tout espoir de réaliser un jour son grand projet sur Napoléon. Conscient de l'importance de remporter un succès commercial, il décide que son prochain film sera un film d'horreur. Il y a sans doute une pointe d'orgueil dans cette décision, puisque Kubrick aura régulièrement l'occasion au cours de sa carrière d'investir des genres alors en vogue (l'horreur dans les 70's, le film de guerre dans les 80's, le thriller érotique dans les 90's) pour mieux en détourner les codes et en imprimer une nouvelle grammaire, mais sans jamais tomber dans le post-modernisme moqueur comme cela arrive trop souvent de nos jours. D'abord intéressé par The Shadow Knows, un livre de Diane Johnson, il reçoit de la Warner un exemplaire de Shining, livre d'épouvante d'un jeune auteur qui commence à se faire remarquer, Stephen King. Kubrick choisit alors d'opter pour une adaptation de ce dernier, sans doute sous l'impulsion du succès rencontré par Brian de Palma en 1976 avec son adaptation de Carrie, autre roman de l'auteur. Il s'adjoint les services de Diane Johnson pour adapter le livre de King et lui intégrer ses obsessions. Ce travail d'adaptation va profondément remodeler l'histoire en ne conservant que la structure pour laisser plus de liberté au cinéaste. Ainsi, Stephen King désapprouvera cette adaptation et mettra en œuvre, avec Mick Garris, une adaptation télévisée en 1997 assez pantouflarde même si non dénuée d'intérêt.
Shining fait partie de ces films qui peuvent marquer votre parcours de spectateur, particulièrement lorsque vous le découvrez jeune. Je me souviens pour ma part de la découverte, sur un vieil enregistrement VHS usé de la séquence finale du film voyant Nicholson pourchasser sa famille munie d'une hache. La musique, les rideaux de sang s'échappant de l’ascenseur, les couloirs sur-éclairés de l'hôtel ont suffit à me donner l'envie de découvrir ce qui précédait et avait pu mener à une telle séquence. Shining est sans doute le film que j'ai le plus vu ado, comme une véritable obsession. Il fait partie de ces « films-univers » dont on voudrait explorer les moindres recoins, à l'instar d'un Evil Dead par exemple. Shining agite depuis sa sortie l'inconscient de la cinéphilie mondiale, scrutant chacun des détails en les surinterprétant à l'extrême (un film, Room 237, que je n'ai pas vu, est d'ailleurs consacré à ces hallucinations interprétatives).
Œuvre polysémique, entre histoire de maison hantée et délitement de la cellule familiale, Shining s'intègre totalement à l’Oeuvre de Kubrick et à sa recherche sur le couple entamée avec Barry Lyndon et poursuivie plus tard avec Eyes Wide Shut. Ce qui a sans doute déplu à Stephen King est que le cinéaste signe presque une parodie de l'univers de l'écrivain. Les romans de King prennent souvent place dans la classe moyenne américaine, entre bal du lycée (Carrie), passion des voitures (Christine), chômage (Shining),... Ici, Kubrick utilise cette histoire pour livrer sa vision peu reluisante de l'American Way of Life. Ainsi, le film baigne dans une sorte de kitsch que beaucoup lui reprocheront mais qui interroge encore sur sa part de volontaire ou non. Le film présente des tas de références à la culture pop américaine et un certain mauvais goût prononcé (les pulls tricotés du petit Danny). Ainsi, Shining devient l'histoire d'un homme, Jack Torrance, plein de haine et de remords, écrivain raté ayant sombré dans l'alcool et étouffant au sein de sa famille. Contrairement au livre qui épousait le point de vue de Danny, et par la même devenait autobiographique pour King, il me semble que Kubrick opte dans son film pour celui de Jack. Ainsi, l'hôtel recrée l'isolement et l'enfermement que ressent Jack au sein de sa propre famille, tout les éléments kitsch deviennent les signes de son dégoût de plus en plus prononcé pour les siens. On reproche souvent au cabotinage de Nicholson (car il est indéniable qu'il en fait des tonnes) de débuter beaucoup trop tôt, donnant l'impression qu'il est déjà fou avant son arrivée à l'hôtel. Mais il est déjà fou. L'hôtel viendra seulement cristalliser toute sa haine et sa folie en lui faisant ressentir encore plus à quel point sa famille l'insupporte. Aussi, il n'est pas étonnant que l'époque à laquelle Jack s'échappe dans ses rêves soit les années 1920, les années folles, qui demeurent une période pleine de fantasmes pour les amateurs de littérature. Nulle doute que Jack, qui se rêve écrivain, aurait voulu vivre à cette époque et côtoyer Fitzgerald, Faulkner et les autres. Le plan final, dévoilant la photo du bal du 4 juillet 1921 où figure au premier plan Jack, rayonnant, prend alors une tonalité ironique : débarrassé de sa famille et de ses obligations familiales, Jack retrouve le sourire qu'il avait perdu sur le son ironique de « Midnight with the stars and you ».
Pour autant, faut-il voir dans Shining l’œuvre d'un misanthrope misogyne comme on le présente souvent ? (ce qui fait bien marrer sa famille et ses proches, particulièrement sa femme). Sans doute non. Si il y a évidemment, une forme de distanciation ironique dans ce portrait au vitriol de la famille américaine typique, il ne faut pas oublier que Shining est plutôt, comme le reste de sa filmographie, l'oeuvre d'un angoissé qui, derrière l'apparence de livrer un simple divertissement que certains jugeront froid et distant, s'interroge sur son propre rapport à sa famille et à sa femme et se demande comment vivre avec les autres sans leur faire porter le poids de ses erreurs, échecs et regrets. Loin d'être une œuvre condescendante donc, mais une œuvre plus humaine et humble qu'il n'y paraît.
Impossible de passer sous silence l'incroyable travail formel opéré par le cinéaste pour mettre en scène son scénario. Refusant de jouer avec les ombres et le noir, comme il est d'usage dans le genre, il opte pour un lieu surexposé à la lumière, aux immenses couloirs labyrinthique créant un sentiment ambiguë : celui d'être enfermé dans une immensité. Toujours à la pointe de l'expérimentation technique, Kubrick est le premier à utiliser la steadycam, caméra légère et permettant de se déplacer facilement dans le décor ce qui permet à la caméra de devenir un véritable personnage du film, à la fois œil du cinéaste scrutant les personnages qu'il met en scène mais aussi personnification de l'hôtel pourchassant ses occupants (à l'image de ces inquiétants plans où la caméra semble courser le jeune Danny sur son tricycle). Le nombre de plans mémorables est légion : les jumelles, les rideaux de sang, Danny jouant sur le labyrinthique tapis du couloir, les plans extérieurs de l'hôtel, immuable et impassible à ce qui se déroule en son sein,...
L'interprétation du film est souvent sujet à controverses. En effet, chacun des acteurs sont à la lisière du cabotinage pendant tout le film. Comme dit plus haut au sujet de Nicholson, cette impression me paraît justifiée par le fait qu'il est réellement fou avant d'arriver à l'Overlook. Malheureusement, sa prestation tout en excès marquera un tournant dans sa carrière si bien que, depuis, on a l'impression qu'il rejoue sans cesse le même rôle ce qui fait oublier qu'il fût, dans les années 70, un acteur beaucoup plus profond et subtile. Shelley Duvall, quant à elle, hérite du rôle le plus compliqué du film. Son personnage n'est guère aimable, un peu cruche et constamment en opposition avec son époux. Son côté gauche, cheveux gras, mal dans son corps est pourtant totalement voulu et s'insère dans cette idée que le film est raconté du point de vue de Jack qui est arrivé à une détestation totale de la femme qu'il aimait. Le tournage fût particulièrement difficile pour elle, Kubrick n'arrêtant pas de l'agresser verbalement et de la harceler pour la mettre en condition pour le rôle. Mais le résultat est là et créer une ambiguïté chez le public : on est forcément de son côté, mais son air horripilant nous permet aussi de comprendre le ras le bol de Jack. Le génial Scatman Crothers est aussi de la partie dans le rôle le plus attachant du film, celui du cuisinier de l'hôtel atteint du même don que Danny. Enfin, des seconds rôles habitués de Kubrick sont là : Joe Turkel et Philip Stone en esprit venant hanter Jack.
A la musique, Wendy Carlos démontre à nouveau son talent pour user du synthé, comme elle l'avait fait pour Orange Mécanique : sa relecture de la Symphonie fantastique de Berlioz utilisée pour le générique d'ouverture met tout de suite le spectateur dans l'ambiance particulière du film avec ses sonorités lourdes, comme une marche macabre, et ses sons stridents comme des murmures de l'au-delà. L'utilisation de Ligeti, Penderecki et Bartok finit de donner à la bande son une identité très marquée fantastique.
Un petit mot enfin sur la version longue du film. Il semblerait qu'il existe trois montages différents du film : la version européenne qui correspond à ce que l'on a pu voir en France et qui est la « Director's Cut », la version longue dite « version longue US » plus longue de 27 minutes et, enfin, d'une première version légèrement plus longue, que plus personne n'a vu depuis la sortie originale du film aux Etats-Unis. Cette version proposait une scène finale supplémentaire où Ullman, le directeur de l'hôtel, rendait visite à Wendy à l'hôpital et lui proposait de venir vivre avec lui, avant de rejoindre la couloir où Danny était en train de jouer et de lui lancer une balle de tennis semblable à celle que les jumelles lui avait lancé. Quelques jours ou semaines après le sortie, Kubrick fit couper cette séquence sur l'intégralité des copies sans que l'on sache pourquoi. Puis, pour l'exploitation européenne, il décida de couper 27 minutes de plus pour aboutir à la version de 119 min que l'on connaît aujourd'hui. Toutefois, il laissa circuler la seconde version américaine, qui est la désormais « version longue » du film. Ce montage est d'abord séduisant pour le fan du film qui peut ainsi découvrir prêt d'une demi heure supplémentaire de son film préféré mais, après deux ou trois visions, il apparaît que le cinéaste a eu raison de couper autant dans son film. Si les scènes supplémentaires fluidifient nettement la première partie qui souffre, dans la version finale, d'un montage un peu trop « cut », elles finissent par alourdir le film.
Au final, Shining se révèle être un film obsédant, sorte de mixe entre le film de maison hantée classique et la tragédie familial, porté par une mise en scène millimétrée et géniale et une grande prestation de Nicholson.
10/10